comment en limiter les effets pervers ?
Alors que le contre-coup économique de la crise sanitaire est encore loin d’avoir produit tous ses effets, l’accélération des restructurations dans les secteurs les plus touchés par la chute de l’activité est déjà nettement perceptible.
Depuis le 1er mars 2020, le ministère du Travail a ainsi relevé près de 95 000 ruptures de contrats de travail prévues dans le cadre de Plans de Sauvegarde de l’Emploi, soit trois fois plus que sur la même période l’année précédente. Et selon les derniers chiffres fournis au Comité d’Evaluation des Ordonnances Travail, 22 accords de RCC ont été initiés en moyenne chaque mois de juin à octobre 2020, contre 8 de janvier à mai. Encore s’agit-il ici de la partie la plus visible de l’iceberg. Dans le même temps, plus de 6000 procédures de licenciement collectif pour motif économique sont répertoriées par la DARES depuis mars 2020, et les ruptures conventionnelles individuelles se maintiennent sur l’année 2020 au niveau antérieur (36 500).
Les « pré-retraites d’entreprise » : une réalité difficile à cerner
Ces chiffres ne traduisent que très faiblement l’amplitude du choc subi par une économie qui bénéficie encore des mesures de soutien exceptionnelles mise en place depuis bientôt un an. Mais dans ce contexte proprement extra-ordinaire, une interrogation a récemment ressurgi : les restructurations actuelles ne sont-elles pas en train de se traduire par une nouvelle « fuite des seniors » via le recours à des systèmes « pré-retraites maison » ?
Si l’on s’en tient au simple aspect factuel, il est encore trop tôt pour se faire une idée claire sur la question. Et même avec du recul, le chiffrage du phénomène restera dans tous les cas difficile à établir, le terme commun de « pré-retraites d’entreprises » englobant une grande diversité de dispositifs juridiques. Les directions des ressources humaines sont en effet d’une très grande inventivité lorsqu’il s’agit de créer des sas et des transitions entre la fin de carrière de leurs salariés « seniors » et les débuts de la retraite. Le simple repérage des dispositifs de « pré-retraites d’entreprise » prévus par les accords collectifs est un exercice ardu : les textes qui les véhiculent peuvent être des accords de RCC, de GEPP, voire de « transformation des compétences ». Et les oxymores ne manquent pas, qui masquent parfois une simple préretraite avec suspension du contrat de travail sous la formule « congé de maintien de l’emploi pour les salariés âgés » (sic).
Un « aléa moral » difficile à endiguer
Mais derrière la question de savoir si la crise covid ne favorise pas le retour des pré-retraites, il y a sans doute une interrogation d’une autre nature, liée à l’importance de la valeur travail dans notre culture. Car après tout, il s’agit toujours de payer des personnes a priori employables à ne pas travailler, quelles que soient les formes utilisées. Alors que l’augmentation du taux d’emploi des travailleurs de plus de 55 ans est affiché comme un objectif prioritaire depuis au moins deux décennies (et avec un certain succès, au moins pour les 55-59 ans), est-il juste que les pouvoirs publics laissent ainsi les entreprises se « débarrasser » de leurs salariés âgés ?
Les économistes parlent « d’aléa moral » pour qualifier un phénomène dans lequel la poursuite des intérêts individuels ne prend pas en compte les conséquences négatives ou dangereuses pour la collectivité. Ce facteur est particulièrement présent avec les pré-retraites, et d’autant plus en France, où les départs anticipés constituent de longue date une modalité privilégiée de la gestion négociée des restructurations.
Certes, depuis la fin des régimes de pré-retraite publics, ces dispositifs sont pris en charge par l’entreprise et sont même assez lourdement taxés, limitant ainsi l’effet d’aubaine. Le caractère « privé » de leur financement est pourtant largement questionnable, tant les grandes entreprises qui en usent aujourd’hui ont pu bénéficier dans un passé récent d’aides publiques très conséquentes (CIR, CICE…), sans même évoquer l’helicopter-money du PGE. Et alors que beaucoup d’argent public est mobilisé, à juste titre, en faveur des jeunes sur le marché du travail, on peut s’étonner qu’aucune voix ne s’élève pour demander quelques engagements des entreprises en faveur des plus anciens en contrepartie des aides publiques.
Par ailleurs, à côté des dispositifs collectifs, une part importante des fins de carrière « anticipées » reste traitée par le biais de la rupture conventionnelle individuelle, avec passage par la « pré-retraite Pôle Emploi » et ses 36 mois d’indemnisation jusqu’à l’obtention de la retraite à taux plein. Certes, ce n’est pas le budget de l’État qui est ici mis à contribution mais celui de l’assurance-chômage, et on comprend qu’il soit difficile aux partenaires sociaux de toucher à la « filière seniors » de l’Unedic. Mais au final le principe de socialisation des coûts est toujours là.
Pourtant, on se tromperait sans doute en incriminant uniquement l’employeur coupable « d’optimiser » la gestion comptable de sa pyramide des âges. Car c’est oublier que sans salariés consentants — et le plus souvent même motivés — pour goûter aux joies de la retraite après quelques mois de dispense d’activité à 70% du brut antérieur, les pré-retraites d’entreprise n’existeraient pas. Ainsi la période actuelle voit-elle se perpétuer la convergence d’intérêts entre employeurs désireux d’alléger leur masse salariale et salariés soucieux de quitter au plus vite un monde du travail dans lequel ils trouvent de moins en moins de satisfaction (selon le baromètre 2018 de la DREES, 41% des personnes parties en retraite anticipée l’ont fait pour cause de lassitude au travail). Les négociateurs des plans de restructuration le savent bien : prévoir des mesures d’âge généreuses est indispensable pour « faire passer la pilule » des suppressions de poste et obtenir les signatures au bas des accords.
Ne pas jeter l’eau du bain (les compétences acquises avec l’ancienneté) avec les salariés expérimentés
Il fait peu de doutes que ce schéma sortira renforcé de la crise économique à venir, et il n’y sans doute pas lieu de s’en offusquer. Dans la situation que traversent certaines entreprises confrontées à un effondrement brutal de leurs marchés, il est évident que les mesures d’âges basées sur le volontariat constituent un moyen de réduire les licenciements secs. Il reste à espérer que les entreprises sauront maîtriser ces départs sans y perdre trop de plumes, en évitant les pertes massives de compétences critiques (et les accidents industriels induits, comme on en connu certains sous-traitants de la filière nucléaire dans un passé récent).
Les compétences des travailleurs expérimentés ont en effet cette particularité d’être encore plus difficiles à repérer et objectiver que celles des salariés moins anciens.
Si les entreprises n’ont pas anticipé et mis en place une véritable gestion prévisionnelle de leurs compétences (« véritable » car basée sur une analyse fine de l’activité de travail et non sur la lecture des fiches de poste), elles courent le risque de laisser filer les savoir-faire plus ou moins visibles dont elles auront besoin pour redémarrer. En accélérant les départs des salariés en fin de carrière, attention donc à ne pas jeter l’eau du bain avec les salariés âgés.
Face à ce risque, les pouvoirs publics pourraient renforcer l’encadrement du recours aux pré-retraites d’entreprise de trois manières :
- en amont et « à froid » : en prévoyant explicitement que le maintien de l’employabilité des salariés « expérimentés » constitue un volet obligatoire de la négociation d’entreprise sur la gestion des emplois et des parcours professionnels
- « à chaud » : en conditionnant le recours aux « pré-retraites d’entreprise » à la mise en œuvre effective d’un plan de gestion anticipée de l’emploi et des compétences.
- de manière continue : en renforçant les dispositifs d’appui-conseil aux PME, afin de les aider à identifier les compétences « invisibles » de leurs collaborateurs expérimentés
Cet article a également fait l’objet d’une publication sur le site d’information spécialisé actuEL-RH le mercredi 3 mars 2021 dans le cadre d’un partenariat entre le cabinet Plein Sens et le média.
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