Débats

L’ANI télétravail : négociation et avancées tout terrain

En débat : les apports de l'accord, l’équilibre à trouver dans sa mise en œuvre, les leçons à tirer de l’expérimentation sociale

Initié dans un contexte exceptionnel, durant lequel le télétravail s’est développé massivement pour répondre à la crise sanitaire, l’accord national interprofessionnel sur le télétravail conclu par les partenaires sociaux le 26 novembre 2020 tente de concilier les exigences du terrain et la diversité des situations réelles. Vanté par certains, source de déception pour d’autres, cet accord est le fruit de négociations inédites tant dans la forme, particulièrement rapide, que sur le fond, associant cadre théorique et retours d’expérience d’un télétravail à la fois massif et contraint lors du premier confinement. Conversation croisée avec Laurent Mahieu, secrétaire général de la CFDT-Cadres, négociateur de l’accord national interprofessionnel sur le télétravail et Pascale Levet, conceptrice et directrice du projet « Travail et cancer » au sein du Nouvel Institut.

Les propos rapportés sont issus d’une rencontre-atelier virtuelle organisée le 8 décembre 2020 par l’équipe de Plein Sens, animé par Guilhem Servente, avec la participation de l’ensemble des collaborateurs du cabinet.

Publié le
25 janvier 2021
Photo couv.

Raphaël Kessler / Hans Lucas.

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A l’origine de l’accord : des constats partagés, alimentés par l’expérience du confinement

« Le développement du télétravail s’est accéléré au cours des vingt dernières années, concomitamment au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. […] L’année 2020 a été jusqu’ici marquée par une crise sanitaire sans précédent, dont les impacts économiques et sociaux commencent à peine à être mesurés. Dans un objectif de continuité de l’activité économique partout où cela était possible, et de protection des salariés, le télétravail a été largement utilisé depuis mars 2020, dans les circonstances exceptionnelles dictées par la pandémie de la Covid-19 : s’il s’est agi d’un télétravail « exceptionnel », dont les conditions de mise en œuvre n’étaient pas comparables au télétravail « habituel » dans le cadre de l’activité normale de l’entreprise, il a généré une large diffusion de cette forme d’organisation du travail, soulevant un certain nombre de questions opérationnelles.

Face à cette situation, et dans la continuité des conclusions unanimes de la concertation paritaire de 2017 sur le développement du télétravail, les partenaires sociaux ont mené, de juin à septembre 2020, un travail de diagnostic approfondi pour : répertorier les enseignements à tirer de la première période de confinement qui a donné lieu à un recours très important à une forme de télétravail ; identifier les enjeux et questions qui se posent dans la perspective d’un développement potentiellement plus important du télétravail dans le cadre de l’activité « normale » de l’entreprise, ou en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure. […]


Les organisations signataires souhaitent, par le présent accord, expliciter l’environnement juridique applicable au télétravail et proposer aux acteurs sociaux dans l’entreprise, et dans les branches professionnelles, un outil d’aide au dialogue social, et un appui à la négociation, leur permettant de favoriser une mise en œuvre réussie du télétravail. »

Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 pour une mise en œuvre réussie du télétravail

« À la sortie du premier confinement, il apparaît que l’accord de 2005 et les textes de loi du Code du travail ne suffisent pas à garantir une bonne mise en place du télétravail dans le cas de circonstances exceptionnelles. En 2005, la France avait d’ailleurs été la dernière nation de l’Europe à transcrire au niveau national l’accord européen de 2002. En 2020, la situation a changé : nous avons autour de la table des représentants salariaux et patronaux qui ont une expérience du télétravail en circonstances exceptionnelles. Arrive alors l’idée de réaliser un diagnostic paritaire, avec la volonté de déboucher finalement sur un accord sur le télétravail. Au cours de ces discussions, la CFDT a fait émerger un certain nombre de points d’attention, notamment dans la définition des « circonstances exceptionnelles », la formation des managers et la réalité du droit à la déconnexion. »

Laurent Mahieu

« À partir de notre programme d’expérimentation « Travail et cancer » mis en œuvre dans les entreprises, nous avons pu recueillir les récits de différents acteurs qui ont cette expérience du télétravail. Nous avons ainsi formulé cet été une note pour faire remonter cette expérience terrain. Parmi nos propositions figure l’idée de réviser la façon de concevoir l’éligibilité au télétravail : il ne faut pas penser des postes, mais bien des activités télétravaillables. Il faut également réinterroger le bien-fondé d’un télétravail plus généreux pour des raisons de santé ou de handicap, car les gens n’ont pas envie de cette étiquette. Ce n’est pas d’un télétravail plus généreux, mais plus souple, dont les gens ont besoin. L’usage automatique du télétravail comme modalité du maintien en emploi est déconnecté de la réalité des situations. Nous avons également formulé des propositions plus offensives, en proposant un régime de type forfaitaire pour le télétravail, avec comme objectif de pouvoir donner des marges de manœuvre. Le télétravail n’est par ailleurs pas une modalité individuelle mais doit se penser comme un dispositif collectif, qui agit sur le fonctionnement des équipes. Nous étions d’ailleurs ravis de voir que ce point a été repris dans l’accord. Enfin, nous pourrions envisager de structurer une bourse de missions télétravaillables, pour permettre aux gens de travailler depuis chez eux sur des activités qui ne sont pas forcément en lien avec leur poste. »

Pascale Levet

« Cet accord a vocation à être étendu ; il est, à l’inverse de ce qu’a dit le Medef et la presse, un accord normatif et prescriptif. Il fait d’une part référence à des normes que sont le Code du Travail et l’ANI de 2005, et il va plus loin sur un certain nombre de sujets. »

Laurent Mahieu

Le pari de l’accord : faire confiance au terrain pour une mise en œuvre sur mesure

« La forme de négociation à distance de l’accord n’a pas permis de rentrer dans des subtilités. Il y a dans le texte un certain nombre d’avancées : sur d’autres points l’accord ne va pas très loin, mais il donne beaucoup de souplesse si on lit entre les lignes. Entre un cadrage très strict de ce qu’il faut faire et une applicabilité, la CFDT a fait le choix d’avoir un texte applicable, en identifiant les acteurs. Souvent, on ne pense pas à la mise en œuvre des accords, et on laisse le manager gérer ce qui a été négocié avenue de Grenelle ou avenue Bosquet. »

Laurent Mahieu

« Un des points de fixation était de rester sur une logique de double volontariat en dehors des périodes de circonstances exceptionnelles. Nous avons quasiment réussi à obtenir que le gré à gré se traduise formellement par écrit. Ce qui a été lâché par rapport à 2005 était que le télétravail se concluait par un avenant, ce qui était un processus un peu lourd, avec une dimension juridique. »

Laurent Mahieu

« Cet accord semble montrer que nous passons de plus en plus sur des négociations qui laissent la part belle au local, à l’entreprise. Ce déplacement de la négociation dans l’entreprise est à interroger, de même que la façon dont les organisations syndicales équipent leurs élus pour pouvoir négocier au plus près du terrain avec la direction. »

Aurélie Ghemouri-Krief

« Cette situation de télétravail n’est plus vécue comme une situation individuelle, gérée de façon particulière par le manager, mais comme une question d’organisation collective. Cela veut dire créer des espaces de discussion sur les problèmes collectifs de travail et d’organisation, cela ne peut pas se décréter Avenue Bosquet ni dans les conseils d’administration, cela doit forcément descendre dans les équipes et dans les organisations de travail. »

Laurent Mahieu

Des zones d’ombre : la définition des activités télétravaillables, les horaires

« Afin d’être mis en place de manière efficiente et pérenne, le télétravail doit s’intégrer dans une organisation du travail adaptée. Une analyse préalable des activités éligibles facilite sa mise en œuvre. Pour ce faire, les partenaires sociaux considèrent que le dialogue professionnel permet de repérer les activités pouvant être exercées en télétravail. La définition des critères d’éligibilité peut utilement alimenter le dialogue social. Dans le cadre de ses missions habituelles, le CSE est consulté sur les décisions de l’employeur relatives à l’organisation du travail ayant un impact sur la marche générale de l’entreprise, dont les conditions de mise en œuvre et le périmètre du télétravail. »

Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020

« Vous ne trouverez pas dans cet ANI de détails pratiques ni de critères pour savoir si une activité est télétravaillable ou pas, et cela manque. À l‘inverse, dans l’ANI sur la qualité de vie au travail de 2013 nous avions repris la liste détaillée des critères établis par le rapport Gollac sur les risques psycho-sociaux ; nous avions ainsi une grille de lecture, même sommaire, des situations de travail. Ce manque est dû au fait que nous avons négocié à marche forcée, et que nous avons manqué de temps pour produire cet outillage. »

Laurent Mahieu

« Nous n’avons pas pu évoquer non plus le télétravail pendulaire : les gens pourraient par exemple télétravailler le matin, puis aller au bureau et finir la journée de travail chez eux. Cette notion est une réalité mais peut difficilement être évoquée dans un accord national. Il est en effet compliqué de discuter à distance, on ne peut pas rentrer en discussion les uns avec les autres dans ce type de négociation, il y a eu peu d’interactions. Il faut donc continuer à desserrer les questions d’organisation pour pouvoir le lire en filigrane.  » 

Laurent Mahieu

« Une des questions importantes est la capacité à décrire, au niveau d’une équipe mais aussi d’une organisation, ce qui distingue une activité télétravaillable d’une activité qui ne le serait préférentiellement pas. Il apparaît que cette notion est très dépendante de la nature de l’activité : il n’y a pas « le » télétravail, il y a une possibilité plus ou moins facile d’emmener chez soi une ou deux journées d’activité. Il y a donc la question de l’outillage : on pourrait envisager un point de méthode, avec une grille de lecture, pour pouvoir appréhender le travail réel. C’est la même question pour les négociations à distance : la concertation peut certes se faire à distance, mais la construction des désaccords, des alliances, la co-activité fait alors défaut. »

Pascale Levet

« Concernant la gestion des horaires, on ne pense pas l’organisation au sein d’une même journée, mais on ne la pense pas non plus de façon pluri-hebdomadaire. On pourrait par exemple envisager de concentrer la co-activité la première semaine du mois. » 

Pascale Levet

Ce qu’implique l’accord : appréhender le travail réel pour organiser le télétravail voire, réintégrer la société dans le travail

« Le programme d’expérimentation « Travail et cancer » mis en œuvre dans les entreprises agit comme une loupe sur les conditions du travail aujourd’hui. Il y a dans ces cas particuliers un travail explicite de réorganisation pour concilier travail et santé. […] Ce que nous avons beaucoup vu dans nos récits de gens qui télétravaillent, c’est à quel point le télétravail peut être une solution pour récupérer du temps pour soi et de l’activité, une forme de liberté. Et à quel point a contrario dès que l’activité est trop complexe, nécessite plus de co-activité le télétravail peut devenir embolisant. Il y a ainsi des risques et des ressources dans cet outil. » 

Pascale Levet

« Aujourd’hui, nous voulons faire une analyse des activités, et voir comment elles s’insèrent dans une organisation de travail. Cette culture de décryptage des situations réelles de travail n’est pas très répandue dans le management intermédiaire classique. Nous n’avons pas l’habitude de décrire les situations de travail, de poser des mots sur le travail réel, de décrire ces situations. Il faut pour cela autre chose que les entretiens annuels de performance, plutôt des temps dédiés pour se poser des questions sur les déterminants de l’activité. Nous devons introduire des voies de souplesse : c’est par le dialogue, l’expérimentation et l’approche des situations réelles et des collectifs réels de travail que nous pourrons réintégrer la société dans le travail. » 

Laurent Mahieu

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