En débat : à l’heure où les collectifs prennent ou espèrent leur autonomie, ne faut-il pas réinventer les autorités que l’on souhaite et dont on a besoin
Alors que chantent les sirènes de l’entreprise libérée, de la démocratie participative, de l’intelligence collective et du renouveau du dialogue social… étrange idée que d’aborder le sujet si peu glamour de l’autorité dans les organisations ! Pourtant, après un premier échange avec deux chercheurs particulièrement inspirants – Yves Clot, professeur titulaire de la Chaire de psychologie du travail du Cnam, et Matthieu Detchessahar, professeur membre du Laboratoire d’économie et de management Nantes-Atlantique -, il est apparu que cet « anti-buzzword » ouvrait des questions clés pour penser autrement l’entreprise et son équilibre.
Conversation éclairée avec les membres de la communauté Plein Sens… qui promet de se poursuivre !
« Il y a une sorte de consensus aujourd’hui sur le fait que l’autorité doit être plus démocratique. Personne n’a donc envie de parler d’autorité, ni d’y réfléchir, alors que les systèmes d’autorité en place sont à la fois peu visibles, peu conscientisés, et constituent un terrain de conflits très fertile !
L’analyse des systèmes d’autorité est un moyen de repenser de manière constructive, dans un dialogue professionnel, le lien au service et au territoire, et de mettre en discussion les modèles. C’est une source riche pour un nouveau contrat social, de nouveaux compromis, de nouvelles manières de réguler les conflits. Pour ça, il faut être prêts à avoir une approche un peu contestataire et à s’opposer aux principes comportementalistes du « leadership », qui cherchent l’efficacité par le développement de la capacité du seul leader à assurer l’alignement et l’émulation des collectifs… »
Etienne Forcioli Conti
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Denis Meyer / Hans Lucas.
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Autorité, pouvoir et consentement
« Yves Clot et Matthieu Detchessahar ont tous deux rappelé pendant nos échanges la différence entre pouvoir et autorité : le pouvoir s’accomplit dans un schéma de commandement et d’obéissance, avec une possible utilisation de la sanction et/ou de la force par celui qui le détient ; l’autorité en revanche implique la reconnaissance d’une légitimité, une forme d’adhésion, par ceux qui s’y soumettent de plein gré.
Ils s’accordent aussi sur le fait que la notion d’autorité demande à être redéfinie et refondée, car elle fait l’objet de malentendus : certains la rejettent en bloc pour affirmer leur liberté d’action, d’autres prônent un retour en force de l’autorité, de l’ordre et des statuts qui y sont associés. Ce qui est intéressant à souligner c’est que les individus au travail ont aujourd’hui tendance à rejeter l’autorité et le pouvoir, mais ils ne valident pas non plus l’idée d’une organisation du travail sans aucune autorité, régulée par la seule responsabilité des individus.
Si l’on se demande quelle autorité serait légitime dans les organisations du 21e siècle, les deux chercheurs se positionnent chacun avec un angle spécifique. Pour Yves Clot, il y a entre le travail prescrit et le travail réel ce qu’il appelle « le genre » ; il s’agit du « genre social du métier », partagé par ceux qui travaillent ensemble. Ce genre est néanmoins régulièrement adapté et ajusté par les individus, qui font naître un « style ». Le « style » est pour Yves Clot ce qui renouvelle le genre en permanence, et lui fournit finalement son « allure ».
Pour Matthieu Detchessahar, l’entreprise est un monde de dépendance assumée par les salariés, dans lequel chacun renonce délibérément à déterminer seul son action, pour la définir, de manière coopérative, avec les autres. Les entreprises sont alors des lieux d’interdépendance choisie et de coopération volontaire. »
Eric Molière
« Exercer une autorité, c’est aussi une responsabilité : celle d’augmenter, d’amener les personnes et l’organisation à grandir et à se dépasser. »
« L’autonomie des individus au travail peut être vue comme une forme d’autorité « redistribuée ». Dans une entreprise, le collectif est responsable des décisions, mais chacun a un domaine d’autonomie spécifique qui lui est attribué. Le collectif transfère une partie de l’autorité et de la responsabilité à chaque individu. »
Philippe Gaigneux
De l'autorité incarnée au(x) système(s) d'autorité
« Le développement technologique transforme beaucoup les relations entre les individus et, avec elles, les principes d’autorité. Un système technique, comme un progiciel de gestion par exemple, peut créer un déplacement de l’autorité et être amené finalement à régir le collectif. C’est un objet qui instaure des rapports de force et de pouvoir normatifs. »
Nicolas Ponchaut
« Dans certaines situations, l’autorité d’un chef peut se faire court-circuiter par des impératifs financiers ou d’ordre quantitatif. C’est ce qu’a montré Alain Supiot dans La Gouvernance par les nombres : une autorité désincarnée émerge, qui engendre un sentiment d’impuissance, à la fois dans les équipes et pour les managers. »
Guilhem Servente
« En entreprise, les personnes s’engagent et se construisent sur la base de modèle sous-jacents, hétéronomes, de ce qui est juste. Il n’y a pas de réelle possibilité de dialogue, car ces modèles ne peuvent pas être remis en question. C’est pourquoi je pense qu’il faut avant tout réfléchir à ce que j’appelle des « tables de passage », pour que les systèmes d’action ne soient plus totalement hétéronomes, mais qu’ils puissent être discutés. Ces tables permettent d’articuler entre eux plusieurs systèmes d’autorité, et empêchent qu’ils soient uniquement sources d’affrontements stériles. »
Pascale Levet
« L’autorité est traditionnellement entendue comme intégrant des enjeux de pouvoir et de « leadership ». Pourtant, on peut en avoir une vision plus globalisée : celle d’une autorité qui serait partagée, mobilisant les principes de subsidiarité, d’autonomie, de participation, voire de démocratie. Certains modèles sont d’ailleurs en expérimentation, comme ceux de l’entreprise libérée ou de l’holacratie. Efficaces ou pas, ils permettent en tout cas de penser l’autorité non plus du point de vue de celui qui légitime l’action, mais de ce qui légitime l’action, de se demander non plus « qui fait autorité ? » mais « qu’est-ce qui fait autorité ? ». Dans une organisation taylorienne, on peut penser que ce qui fait autorité, ce sont les procédures : les pouvoirs sont distribués aux managers pour s’assurer du respect de ces procédures, qui, elles, font autorité. Dans notre économie qui devient de plus en plus servicielle, il ne s’agit plus de fabriquer des objets en série, mais d’être en relation avec des clients ou des usagers, pour offrir des solutions chaque fois singulières. Ce qui fait autorité, dans ce cas, c’est sûrement la satisfaction des demandes, donc la pertinence des solutions mises en place par les salariés. Or beaucoup d’entreprises de services n’ont pas perçu ce déplacement et s’appuient encore sur des modèles d’organisation industriels. L’enjeu est aujourd’hui de réussir à mettre en cohérence l’organisation du travail avec le système d’autorité de l’entreprise et de son marché. »
Laurent Van Belleghem
Expérience vécue : le passage d'une organisation hiérarchisée par métiers à des équipes multi-métiers auto-gouvernées
« Nous avons accompagné la réorganisation, très intéressante, de l’une des agences d’un grand bailleur social. La direction générale constatait une difficulté à répondre efficacement aux demandes des locataires, un volume de logements à gérer qui semblait trop important, générant de fortes tensions psycho-sociales en interne. Cette réorganisation a été menée dans une démarche participative, impliquant tous les collaborateurs, avec trois cycles d’ateliers : pour définir l’ambition portée par la réorganisation, pour co-construire des scénarios d’organisation et pour arbitrer, grâce à la simulation, sur un choix de scénario. C’est le scénario le plus audacieux et le plus radical qui a été retenu : l’agence est passée d’un schéma de type industriel, très hiérarchique, avec des métiers fonctionnant en silos, régulés par des responsables métier, à un schéma dans lequel des équipes multi-métiers répondent, de manière autonome, aux demandes des locataires sur le territoire dont elles ont la charge. Cette nouvelle organisation a permis de simplifier, d’accélérer et d’améliorer considérablement les modalités de prise en charge des locataires et le traitement de leurs demandes. Le locataire, et le service qui lui est apporté, ont finalement été remis au centre du travail. Ceci a conduit à des processus beaucoup plus simples, à des réponses uniques, instruites et coordonnées, et à la découverte d’une forme d’autorité collective, en soutien au locataire. »
Inès Haeffner et Jean-Christophe Michel
Autorité invisible, tabou et contrat social
« Les systèmes d’autorité ne sont pas uniques dans les organisations ; plusieurs systèmes sont a priori en place, qui ont chacun trait à des champs d’action différents. L’enjeu est sûrement de réussir à identifier les différents systèmes d’autorité qui cohabitent et à créer ces fameuses « tables de passage » pour les faire dialoguer et les articuler. Les organisations qui m’ont le plus interpelée, au cours des missions que j’ai réalisées, notamment dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, sont celles dans lesquelles l’autorité semble ne pas faire « preuve d’autorité », où elle est exercée dans le dialogue, la confrontation, l’écoute. Il s’agit d’une forme d’autorité invisible, qui n’est pas imposée et qui n’est pas immédiatement identifiable. »
Aurélie Ghemouri Krief
Questionnements.
- L’autorité se décrète-t-elle ?
Le statut impose-t-il une autorité ? - L’autorité se définit-elle
par le fait qu’elle peut être contestée ? - L’autorité est-elle acceptée par nécessité matérielle ?
« Je sers celui et ce qui me nourrit »… - Peut-on contester l’autorité ?
Quelles sont réellement ses limites et ses frontières ? - Créer l’engagement et le consentement,
est-ce faire preuve d’autorité ? - En quoi l’autorité déséquilibre-t-elle les négociations ?
- Le pouvoir en place
peut-il lui-même s’affranchir du système d’autorité ? - L’autorité du chef d’entreprise
est-elle comparable à celle du père de famille ? - Comment faire autorité sans exercice de pouvoir
et/ou de contrainte ? - A quoi peut servir l’autorité en entreprise ?
- Le développement de l’entrepreunariat
est-il une réponse au refus d’autorité ? - Développer l’intraprenariat dans une organisation
est-il une manière d’éviter les questions fondamentales d’autorité et d’autonomie ?