Débats

Covid et dépendances

En débat : les soins fournis par le système de santé aux personnes les plus vulnérables pendant l'épidémie de Covid-19 et les leçons à tirer de l'expérience vécue par les établissements

Ils ont été en première ligne dans leur établissement de santé pour faire face à l’épidémie de Covid-19, ils ont tous deux fait des choix pour réagir à l’urgence et assumer leurs rôles de directeur et de soignant, et ont observé, à chaud, comment la coordination des soins se mettait en place. Conversation au présent et au futur avec Régis Aubry, médecin-chef du service Douleur et soins palliatifs au CHU de Besançon, membre du Comité consultatif national d’éthique et président de l’Observatoire national de la fin de vie, et Karine Hamela, directrice du pôle RH du CHU de Nice.

Les propos rapportés sont issus d’une rencontre-atelier virtuelle organisée le 13 mai 2020 par l’équipe de Plein Sens, animée par Eric Molière, directeur associé, avec Julie Micheau, ex-directrice scientifique de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie), et l’ensemble des collaborateurs du cabinet.

Publié le
14 mai 2020
Photo couv.

Julie Limont / Hans Lucas.

Éthique et soin

« Nous avons même questionné, d’un point de vue éthique, l’hospitalisation des personnes vulnérables, en particulier les personnes âgées atteintes de troubles neuro-cognitifs. Ces personnes étaient en effet déjà fortement affectées par les mesures de confinement, et on a pu se demander si elles n’avaient pas plus à perdre qu’à gagner à intégrer un service médical de réanimation. Nous avons pu échanger autour de ces questions en Franche-Comté, car nous avons créé une plateforme d’écoute et d’échange accessible à tous les acteurs de la prise en charge des personnes vulnérables : médecins, infirmiers, aides à domicile et professionnels de la « grande proximité »… Cette plateforme a été à la fois un comité éthique et un comité de soutien à distance ; elle nous a permis d’aborder, ensemble, tous les sujets liés à l’isolement, au respect des personnes, et d’arbitrer sur les niveaux de soins à apporter à chacun.
Car la parole est un moyen de conjurer l’angoisse et la peur, qui, elles, peuvent générer des comportements et des décisions irrationnels. »

Régis Aubry

Sur-fragilisation des plus vulnérables

« On a vu des personnes très âgées traverser l’épidémie et s’en sortir, alors que d’autres, bien plus jeunes, ont eu des atteintes pulmonaires gravissimes… L’une des révélations de cette épidémie est que la médecine doit redevenir modeste, et savoir laisser la place à l’incertitude. Elle a soulevé la question de la marche à suivre lorsqu’on est collectivement confrontés à des situations graves, contre lesquelles on n’a absolument pas de certitudes médicales. Elle a aussi mis en lumière le fait qu’il n’existait pas d’alternative à l’Ehpad en France, alors que ces établissements sont des lieux de ghettoïsation de personnes immuno-déprimées et fragiles, que l’on sur-fragilise par cette concentration. Certains de ces établissements ont été gravement touchés, avec jusqu’à un résident sur deux mort pendant la période ! Au virus lui-même s’est ajouté une grande violence vis-à-vis de personnes qui ne comprenaient pas et qui ont été contraintes, enfermées, médicamentées pour éteindre leurs réactions… Et le dernier point est celui de la souffrance des proches : beaucoup n’ont pas pu voir leur parent, et n’ont pas pu non plus le voir mort ; cela développe nécessairement des deuils compliqués, avec un sentiment de culpabilité, voire des doutes sur la réalité de ce qui s’est passé. Même en situation de débordement, on ne peut pas laisser les personnes vulnérables sur le bord du chemin. »

Régis Aubry

« L’absence de matériel de protection pendant les premiers temps de l’épidémie a bien sûr contribué à faire payer un lourd tribut aux Ehpad. S’il y a peu de personnel et pas de masques, on cumule pour les résidents la violence de la suppression des relations due au confinement et la faible protection : on a amené les Ehpad à se bunkeriser ! On est en plus dans une forme d’ambiguïté juridique, qui fait que je qualifie volontiers les gens dans les Ehpad de « détenus » : ils reçoivent des documents qui s’appellent « consignes applicables », mais dont on ne connaît pas la valeur juridique ; ils se retrouvent dans des situations inextricables où ils doivent avoir le courage de braver un possible risque pénal (en permettant par exemple les visites) pour tenter, sans certitude, d’accompagner au mieux les personnes dont ils ont la charge… »

Julie Micheau

Gestion de l'incertitude

« Manager dans l’incertitude est un peu notre rôle. C’est le propre de la gestion hospitalière, mais qui est renforcé en période de crise : la cellule que nous avons mise en place a très vite réussi à intégrer l’évolutivité quotidienne des données et des avis des Agences régionales de santé, tout en devant préserver la possibilité de penser en permanence « Et si… ? ». Heureusement, nous avons pu travailler sur la base d’études épidémiologiques et nous servir de l’expérience avancée d’autres régions, notamment l’Ile-de-France ; cela nous a beaucoup aidé. Paradoxalement, ce n’est pas le début de la crise qui a été difficile – la mise en place des ajustements d’organisation, des nouveaux circuits, des équipes… -, mais le moment où on a dû réintégrer le « non-Covid » : faire coïncider les deux circuits, avec un manque de visibilité total, a introduit énormément de complexité, d’autant plus qu’il faut également accompagner les équipes soignantes sur le plan médical et socio-psychologique. »

Karine Hamela

Coopérations inédites

« Cette nécessité de penser tous les jours le pire a amené les acteurs de santé à transcender les cloisons. On a par exemple monté, de façon très solidaire, les CPTS – les Communautés professionnelles territoriales de santé. Ça a permis de constituer une espèce de « brigade », dans laquelle il y avait toujours un soignant qui acceptait d’aller voir les patients que les médecins libéraux ne pouvaient plus suivre à domicile et de prévenir ainsi les risques thrombo-emboliques. C’est assez inédit, parce que traditionnellement les hospitaliers et les libéraux se regardent de travers ! Et là on a vu une véritable coordination entre eux, qui a sûrement permis de « démystifier l’autre » et d’éprouver vraiment la notion de filière. Cette adaptation du système m’a plutôt rassuré, en montrant, grâce à l’urgence, que l’institution hospitalière était capable de bouger. Cette crise a eu quelques vertus : la coordination, la coopération, le respect mutuel… On a retrouvé le sens de ce que soigner veut dire, alors que la santé, gouvernée par la performance, avait mis à mal les soignants et les avait confrontés à une crise de sens. »

Régis Aubry

« Le sens, l’équipe, le collectif sont des mots et des réalités qui ont été très présentes. On a réussi à adapter nos organisations, à faire preuve de solidarité et de capacités d’intégration, et c’est d’ailleurs la première fois que j’entends de la part des soignants qu’il y a eu un confort dans l’exercice professionnel, à la fois du point de vue des effectifs, de l’organisation et des protocoles. Le dialogue social a aussi évolué au fil de la crise : les syndicats se sont mobilisés et beaucoup se sont proposés pour venir en renfort des équipes, alors qu’ils n’exerçaient plus en tant que soignant ; il y a eu une vraie solidarité hospitalière. Nous avons aussi fait des points quotidiens avec les syndicats sur l’épidémiologie, la contamination des personnels, la disponibilité des équipements, les « doctrines » de protection… ce qui a été utile pour tous. En revanche, la tenue des CHSCT extraordinaires a eu tendance à nous éloigner les uns des autres, car ce sont des instances très protocolaires, et que nous manquions cruellement de temps pour préparer les documents et les actes nécessaires ; les participants se sont dès lors plaints de la qualité du dialogue, ce que je peux comprendre. »

Karine Hamela
Toulouse, France-January 30, 2018. Le personnel des EHPAD (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) s'est mobilisé devant le Conseil Départemental de Haute-Garonne plus de 500 personnes se sont rassemblées avant de se diriger vers la place Jeanne d’Arc. Ils réclament plus de moyen afin de travailler dans de meilleures conditions avec les personnes âgées.
Crédit photo : Frédéric Scheiber / Hans Lucas

Demain

« La situation des Ehpad pendant la crise a été un révélateur. Il y a de très forts enjeux d’ouverture vers l’extérieur et d’apports de ressources tierces. J’appellerais volontiers un retour d’expérience des établissements qui ont su résister, pour comprendre ce qui leur a permis de le faire. Il se peut qu’il y ait par exemple des éléments architecturaux à prendre en compte, sur lesquels on pourrait capitaliser. Il faut qu’on puisse fournir des ressources aux établissements, et notamment de l’information. »

Julie Micheau

« Avec l’Observatoire national de la fin de vie, nous menons une enquête auprès des Ehpad de tous les départements touchés, pour capter, analyser et fixer dans la mémoire ce qui s’est passé, les actions, les émotions, les solutions mises en place. Cette matière très riche doit être captée maintenant, pour nourrir les sujets liés à l’isolement, à la mort et à la fin de vie. D’un point de vue éthique, nous savons aussi maintenant que nous devons revoir la manière dont les professionnels sont valorisés financièrement et symboliquement – notamment tous les acteurs du soin de proximité et de l’aide à domicile, qui ont joué un rôle clé et que l’on a littéralement « envoyé au front sans armes ». Nous devons retirer du sens de tous ces phénomènes qui ont été éclairés : les failles du soin à domicile, les privations de liberté dans les Ehpad, l’impact terrible de l’abandon et le rôle clé de la relation pour les personnes en fin de vie, le danger d’appliquer des règles générales de santé publique à tous les cas individuels… Nous devons, grâce à cela, introduire de l’éthique dans la politique. Il faudra se donner et prendre du temps pour cela, au risque de voir revenir rapidement les vieux démons… »

Régis Aubry