Rencontres

« Nous avons besoin d’une révolution culturelle pour favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés »

Ce que dicte le rapport remis au Premier ministre

Olivier Mériaux, consultant au sein du cabinet Plein sens et ancien directeur technique et scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), a co-rédigé le rapport « Favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés » remis au Gouvernement le 14 janvier 2020. Une mission de plusieurs mois sur un sujet qui, au-delà des dispositifs juridiques et techniques, met en question notre culture collective et la reconnaissance de la valeur de l’expérience au sein des organisations. Rencontre.

Vous avez choisi de renommer le libellé initial proposé par le Premier ministre dans sa lettre de mission, qui consistait à travailler sur le « maintien en emploi des seniors » : pourquoi ?

Effectivement, nous avons remis en question chacun des termes, et c’est une des premières choses sur lesquelles nous nous sommes mis d’accord avec Sophie Bellon et Jean-Manuel Soussan ! Nous n’aimions pas le mot « maintien », parce qu’il est défensif et qu’il oriente vers des dispositifs avant tout palliatifs. Nous n’aimions pas « seniors », parce que le terme est dépréciatif, mais aussi parce qu’il est flou et qu’il recouvre des réalités extrêmement disparates : entre un salarié de 45 ans concerné par un « accord sur les seniors » et un patient que la médecine va déclarer « senior » à 70, que doit-on comprendre ? Et j’ajoute que nous n’aimions pas non plus « emploi », même si nous l’avons conservé, parce qu’il y a beaucoup d’autres formes d’activité à envisager : les activités indépendantes ou le bénévolat par exemple. Le vrai sujet, c’est celui de l’expérience et de la manière dont on peut continuer à mobiliser collectivement cette expérience, au bénéfice des entreprises et des travailleurs eux-mêmes, en prenant en compte à la fois les questions de santé et celles des compétences.

« Si ce choix a été fait, c’est parce que le sujet des travailleurs expérimentés nous semble, à tous au sein du cabinet, essentiel pour l’avenir, d’un point de vue politique, économique et sociétal. »

Quelle est la maturité de la France sur le
sujet ? Où en est-on, notamment par rapport à nos voisins européens ?

Pour ce qui est des chiffres, ils ont déjà été mis en lumière : la France a rattrapé en quinze ans la moyenne européenne en termes d’emploi des 55-59 ans, avec un taux de plus de 70 %, mais nous sommes largement sous les moyennes européennes pour les 60-64 ans, avec 31 %.

Globalement, comme ailleurs en Europe, nous restons actifs plus longtemps et nous vivons plus longtemps. Pour autant, près d’un actif français sur deux qui active ses droits à la retraite n’est plus en emploi. Il est donc capital de réfléchir à la manière de « bien vieillir » au travail.

Mais surtout, la France n’a pas suivi l’impulsion de l’Union Européenne vers une approche systémique du sujet, intégrant conjointement la santé, les compétences, les parcours professionnels et le statut d’emploi. Si l’on veut que les gens travaillent plus longtemps, il faut travailler sur tous ces sujets en même temps et renouer avec une stratégie véritablement intégrée, qui est notamment mise en œuvre dans les pays scandinaves.

Enfin, en termes de maturité, il y a aussi la question de la culture, car ce qu’on appelle « l’âgisme », qui consiste à suivre des préjugés et des stéréotypes liés à l’âge, est très répandu dans les milieux professionnels, même s’il varie selon les secteurs, la taille des entreprises et leur état de santé économique.

Pourquoi le Gouvernement a-t-il fait appel à vous, aux côtés de Sophie Bellon et de Jean-Manuel Soussan ?

« Le vrai sujet, c’est celui de l’expérience et de la manière dont on peut continuer à mobiliser collectivement cette expérience. »

J’imagine qu’en tant qu’ancien directeur technique et scientifique de l’ANACT, j’ai été identifié comme compétent sur ces sujets, car le réseau Anact-Aract s’est beaucoup mobilisé pour la soutenabilité du travail. Et puis nos prismes étaient complémentaires : Sophie Bellon, en tant que présidente du conseil d’administration de Sodexo, est très impliquée sur la diversité professionnelle et sensibilisée à la situation des employés non-cadres dans le secteur des services ; Jean-Manuel Soussan, DRH de Bouygues Construction, à celle des cadres (majoritaires chez Bouygues Construction), dans une branche ou la politique sectorielle de prévention est très développée ; et de mon côté j’ai une bonne connaissance du dialogue social, de l’emploi et des politiques du travail. Nous avons eu des débats évidemment, d’autant plus que la mission s’est déroulée dans un contexte d’actualité sociale compliquée, liée à la réforme des retraites. Mais notre parti pris a été de nous extraire de cette actualité, de reformuler notre vrai sujet et de nous concentrer sur la reconnaissance des travailleurs expérimentés et les moyens à mettre en œuvre pour qu’ils puissent vivre le travail longtemps, dans les meilleures conditions.

« Ce qu’on appelle l’âgisme est très répandu dans les milieux professionnels. »

Comment s’est déroulée votre enquête ? Comment a-t-elle été conduite ?

Concrètement, nous avons fait des auditions, auprès de plus de 70 personnes, les partenaires sociaux, les administrations, les acteurs de la protection sociale… et nous avons essayé d’organiser le maximum d’échanges avec des praticiens, notamment des DRH, en nous appuyant sur les organisations professionnelles. Nous voulions recueillir la diversité des points de vue des entreprises, avec une représentativité en termes de secteurs et de tailles. Nous avons aussi collecté et fait la synthèse des données disponibles, pour fournir un état des lieux actualisé, car beaucoup de travaux ont déjà été menés sur le sujet. C’est un travail colossal, qui m’a contraint à mettre entre parenthèses toute activité au sein du cabinet pendant trois mois pour me consacrer à une mission d’intérêt général, ce qui n’est pas évident dans une structure de moins trente collaborateurs ! Si ce choix a été fait, c’est parce que le sujet des travailleurs expérimentés nous semble, à tous au sein du cabinet, essentiel pour l’avenir, d’un point de vue politique, économique et sociétal. Il s’agit bien de continuer à « faire société » avec l’ensemble des citoyens.

Parmi les institutions et les personnes rencontrées, y en a-t-il qui vous ont apporté des points de vue nouveaux ou inattendus ?

Je pense notamment à l’association SNC – Solidarités Nouvelles face au Chômage : notre mission se limitait initialement à la question des gens en emploi ; or on peut difficilement séparer la question de l’emploi de celle du chômage, car aujourd’hui si l’on est au chômage après 55 ans, revenir en emploi est très difficile. Le rapport publié par SNC en septembre nous a permis de ne pas faire l’impasse sur cette situation et de proposer des mesures qui en tiennent compte. C’est une préoccupation majeure pour les gens dans la « vraie vie » et je m’en suis encore rendu compte en participant récemment à l’émission Le téléphone sonne consacrée à « l’emploi des seniors » et à « l’allongement de la durée du travail » : la grande majorité des auditeurs qui appelaient étaient non pas des travailleurs en souffrance, mais des chômeurs qui ne parvenaient pas à retrouver un emploi.

Au final, quel est le résultat de vos travaux et comment ont-ils été accueillis ?

Nous avons fait une quarantaine de propositions autour de cinq axes, en mobilisant toujours les trois leviers que sont la règlementation, le dialogue social et les décisions des entreprises : d’abord les aspects relatifs à la santé et à la prévention de l’usure professionnelle, puis ceux qui concernent l’entretien et le renouvellement des compétences, ensuite l’axe des parcours et mobilités, celui des transitions entre activité et retraite et enfin celui de l’évolution culturelle et des représentations sociales.

Après les groupes de concertation avec les partenaires sociaux, on constate plusieurs points positifs sur les conséquences de nos travaux : d’abord le Premier ministre ne parle plus de « seniors » mais de « travailleurs expérimentés » ! On sait que notre approche a été entendue. Notamment sur la priorité à accorder à la prévention des risques (avec le doublement des moyens de la CNAMTS par exemple), sur la diversification des fins de carrière et sur la valorisation de l’expérience.

Quelles sont les propositions qui vous tiennent particulièrement à cœur ?

J’en citerais spontanément deux. D’abord l’obtention d’un droit à demander, pour soi-même après 50 ans, un aménagement raisonnable de l’organisation du travail. Parce qu’on n’arrivera pas à aller beaucoup plus loin dans le maintien en emploi si les organisations du travail ne deviennent pas plus souples, par exemple avec un système de retraite progressive (aujourd’hui très peu utilisée). Ce droit oblige l’employeur à vous répondre de manière argumentée, donc à réellement envisager ces aménagements.

Et le deuxième point que je trouve clé pour la suite et qui est inclus dans nos recommandations : c’est la mise en œuvre de diagnostics actualisés à l’échelle des branches, pour éclairer les futures négociations. Parce que les problématiques sont vraiment différentes d’une branche à l’autre et d’une catégorie de métiers à une autre.

Publié le
28 avril 2020
Photos couv.

Nicolas Guyonnet / Hans Lucas