C'est la thématique sur laquelle a porté le deuxième atelier-recherche, organisé mercredi 4 décembre 2024, à Plein Sens.
En octobre 2024, nous avons lancé un cycle d’ateliers-recherche en interne, conçus et animés par Maud Dégruel et François Cueille, qui sont tous deux à la fois chercheurs et consultants chez Plein Sens dans le cadre d’un dispositif de Conventions Industrielles de Formation par la Recherche (Cifre).
Maud Dégruel consacre son travail de thèse en philosophie à l’expérience esthétique au travail. Elle tente de faire émerger ce qui s’y joue au plan sensible et qui échappe le plus souvent aux outils d’analyse rationalistes et gestionnaires.
François Cueille, quant à lui, mène une thèse en sciences de gestion sur l’évaluation des sociétés à mission, en s’intéressant plus particulièrement à la gouvernance d’entreprise et au dialogue avec les parties prenantes.
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- Dans quelle mesure les conséquences de l’anthropocène bousculent la place des entreprises dans la société ?
- Quelles évolutions de la relation Entreprise-Société sont aujourd’hui à l’œuvre ?
- Quelles pistes pour appréhender ces évolutions ?
- La multiplication des crises environnementales et sociétales nous pousse à examiner non seulement l’implication des entreprises dans leur émergence, mais aussi (et surtout) leur capacité à proposer des réponses efficaces et adaptées aux crises en question.
Cette transformation de l’environnement dans lequel évolue l’entreprise entraîne l’émergence de défis supplémentaires pour les gestionnaires, parmi lesquelles : d’une part, le fait de repenser des activités hier rentables, mais dont les conditions d’existence évoluent et, d’autre part, la fracturation des opinions de la société vis-à-vis des enjeux sociétaux.
Dans cette optique, la société à mission peut constituer un modèle intéressant pour appréhender la difficulté de repenser son activité de sorte qu’elle soit alignée avec les attentes de ses parties prenantes.
L’entreprise dans la cité
La question de la place de l’entreprise dans la société n’est pas nouvelle. Cette relation État-entreprise a évolué à de nombreuses reprises dans l’histoire, l’activité économique étant tantôt ordonnée à un effort de guerre puis à un effort de reconstruction. Plus récemment, l’activité de l’entreprise s’est trouvée (et se trouve encore) conditionnée à une recherche de valeur pour l’actionnaire, un état de fait qui s’est accéléré avec la mondialisation.
Ainsi, dans les années 1970, Milton Friedman fustigeait la possibilité pour l’entreprise d’appliquer des démarches de responsabilisation de son activité suivant l’argument que faire appliquer des mesures, non démocratiquement votées, au-delà de la recherche du profit, revenait d’une certaine façon à introduire une forme de totalitarisme puisque « le bien pour l’un est le mal pour l’autre ». Il argumentait ainsi son propos en affirmant que l’entreprise devait demeurer « axiologiquement neutre », c’est-à-dire qu’elle devait orienter son activité exclusivement au profit de l’actionnaire. Notons que l’argument de la performance économique est, ici, considéré comme un axiome neutre et objectif, à l’inverse d’une prise en considération de la responsabilité de l’entreprise qui serait associée à une dimension idéologique.
L’anthropocène tend à rebattre les cartes de cette relation Entreprise-Société. L’hypothèse de l’anthropocène, qu’on l’appelle capitalocène ou organocène, repose sur l’idée que l’Humain en général et l’entreprise en particulier feraient aujourd’hui face aux conséquences de leurs actes et à la finitude de leur environnement.
Cette (nouvelle ?) donne implique plusieurs choses pour l’entreprise : d’abord les évolutions de ses conditions d’existence (on peut songer aux inondations dans l’ouest de la France qui rebattent les cartes de l’aménagement du territoire, le stress hydrique dans certaines régions qui implique une adaptation du monde agricole, les stations de ski de moyenne altitude qui doivent repenser leur modèle économique avec moins d’enneigement, etc.). Ces évolutions des conditions de l’environnement naturel des entreprises se mêlent avec une évolution de leur environnement technologique avec, entre autres, l’essor de l’intelligence artificielle, de la 5G ou encore la collecte et l’analyse des big datas.
Dès lors, l’entreprise, si elle veut perdurer, devrait prendre en charge voire même devancer les évolutions rapides de son environnement et, dans une certaine mesure, rogner sur ses marges pour mieux s’adapter. Ce qui implique un second point : les réponses proposées par certaines entreprises se trouvent aux prises avec des mécontentements sociaux. Les bassines de Sainte-Soline, en Nouvelle-Aquitaine, et les acteurs économiques associés en ont notamment fait les frais. A l’inverse, le déploiement de panneaux solaires et d’éoliennes sur des surfaces agricoles et la modification du paysage qu’ils engendrent suscite également des mécontentements.
L’anthropocène implique donc la fracturation des « futurs désirables », fracturation dans laquelle se trouve prise l’entreprise. Au-delà du cadre juridique et de la dimension économique, qui autorise les entreprises à mener les projets cités ici, ces exemples montrent que l’entreprise ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le caractère acceptable des activités qu’elle mène auprès de ses parties prenantes actuelles ou en devenir. Le cas échéant, elle prend, en effet, le risque d’être sujette à des polémiques pouvant nuire à son activité.
Face à ce constat, l’entreprise peut-elle se passer d’un détour par la rationalité axiologique de ses parties prenantes ? Peut-elle faire l’impasse sur la réflexion autour de ce qui est désirable et souhaitable dans son activité ? Dès lors, une question se pose : comment parvenir à mener efficacement ces réflexions ?
La mission comme cadre axiologique
Depuis 2019, toute entreprise qui le souhaite peut adopter une mission, c’est-à-dire qu’elle peut formuler une raison d’être et les objectifs sociaux et environnementaux qu’elle entend poursuivre dans le cadre de son activité. Cette mission exprime alors « un futur désirable », un idéal pour lequel l’entreprise agit. La mission a été pensée, notamment par les chercheurs de l’Ecole des Mines, comme un vecteur de temps long. Dès lors, l’entreprise doit travailler dans son intérêt propre et non dans l’intérêt d’une unique partie prenante, ce qui pourrait mettre en péril sa survie. En effet, la recherche de valeur à destination de l’actionnaire exclusivement mettrait ainsi en péril la capacité d’innovation de l’entreprise et donc sa survie.
En dessinant un idéal, la mission peut avoir une fonction réflexive et permettre d’identifier les points de tension entre idéal et réel. La lecture de l’activité et l’appréhension de nouvelles technologies à l’aune de la mission favorisent la discussion sur les points de tension sur lesquelles l’entreprise doit se mobiliser, innover et explorer. Loin d’être un supplément d’âme commode en période d’abondance, la mission a une fonction d’exploration. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cet outil juridique a d’abord été pensé par des théoriciens de l’innovation technique.
Le législateur a pensé l’espace au sein de la gouvernance pour mener la discussion stratégique autour de la mission et pour faire le suivi de potentielles expérimentations permettant cette exploration. Le comité de mission réunit ainsi différentes parties prenantes de l’entreprise (et la présence d’au moins un salarié) et est chargé de produire un rapport annuel de suivi de la mission.
La réflexion autour de ce qui fait tension ne présuppose pas l’atteinte d’une solution parfaite, la mission ne constituant qu’un engagement à l’exploration.
Cela permet néanmoins de proposer les éléments clés du suivi de la mission pour les entreprises qui souhaiteraient adopter le statut :
- Organiser les espaces permettant d’exprimer les tensions et de se poser les bonnes questions quant à la fragilité du modèle d’affaire au regard de l’idéal fixé.
- Proposer et mener des expérimentations avec les parties prenantes intéressées à la réalisation de la mission.
En conclusion, à l’ère de l’Anthropocène, les entreprises sont confrontées à la nécessité de repenser leur rôle au sein de la société. Une approche strictement économique peut privilégier certains acteurs en fonction de leurs ressources, tandis qu’une réflexion plus large sur la gouvernance et la gestion des ressources interroge les modèles de partage et d’adaptation aux contraintes écologiques. Dans ce contexte, l’entreprise à mission apparaît comme une voie possible pour aligner objectifs économiques et responsabilité sociétale, en intégrant des critères environnementaux et sociaux dans ses décisions stratégiques, même si cette évolution soulève de nombreuses questions sur la faisabilité et les implications d’un tel modèle au sein de notre cadre économique globalisé.
Bibliographie
- Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
- Enzo Lesourt, Survivre à l’anthropocène, 2018.
- Entretien avec Armand Hatchuel, 2021.
- Julia de Funès, La vertu dangereuse, les entreprises et le piège de la bien-pensance, 2024.