Le 6 février 2025, Plein Sens et CAPSTAN Avocats ont organisé une table-ronde pour décrypter l’Accord National Interprofessionnel (ANI) sur l’emploi des travailleurs expérimentés.
L’objectif était d’analyser les évolutions apportées par cet accord et de questionner les leviers permettant de (re-)mettre en mouvement les entreprises face à ces enjeux essentiels. Cette rencontre a permis d’explorer un cadre légal qui, depuis trente ans, oscille entre contraintes, incitations et laisser-faire, avant d’approfondir les perspectives offertes par l’ANI et les défis qui en découlent à travers des contributions inédites et enrichissantes.
Un cadre en mutation pour l’emploi des salariés expérimentés
Nils Veaux et Olivier Mériaux de Plein Sens, accompagnés de Jean-Michel Mir et Thomas Salomé de CAPSTAN Avocats, ont ouvert la discussion en rappelant les différentes réformes mises en place depuis 30 ans avant d’en analyser les répercussions concrètes.
L’ANI du 14 novembre 2024 s’inscrit dans un contexte marqué par les réformes des retraites et de l’assurance-chômage de 2023-2024, qui ont notamment repoussé l’âge légal de départ et réduit les durées d’indemnisation.
Ce texte est le fruit d’une négociation interprofessionnelle longue et complexe. Initialement, un pacte plus large sur la « vie au travail », incluant un compte épargne temps universel (CETU), avait été envisagé. Son échec a conduit à une refocalisation des discussions sur l’emploi des travailleurs expérimentés et l’assurance-chômage. Finalement, la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC et FO, ainsi que le Medef, la CPME et U2P ont signé cet accord. La ministre du Travail, Catherine Panosyan-Bouvet, s’est engagée à transposer l’ANI dans la loi, bien que certaines mesures nécessitent une adaptation législative.
Parmi les principales mesures avancées, l’ANI impose aux entreprises de plus de 300 salariés de négocier spécifiquement sur l’emploi des seniors, désormais un sujet autonome de la gestion prévisionnelle des emplois et des parcours professionnels. La transmission des savoirs et l’adaptation des conditions de travail figurent parmi les axes prioritaires. L’accord renforce aussi l’accompagnement des carrières, avec un rendez-vous clé à 45 ans pour anticiper l’évolution des missions et prévenir l’usure professionnelle, ainsi qu’un entretien spécifique avant 60 ans pour préparer l’aménagement de la fin de carrière.
L’ANI introduit également le « Contrat de Valorisation de l’Expérience » (CVE) en remplacement du CDD senior. Destiné aux demandeurs d’emploi de plus de 60 ans, ce contrat est un CDI permettant une intégration progressive dans l’entreprise. Cependant, il inclut une clause permettant à l’employeur de mettre à la retraite le salarié dès qu’il atteint l’âge légal et remplit les conditions du taux plein.
Retour sur une table-ronde riche en échanges
Une table-ronde a ensuite réuni Olivier Guivarch (Secrétaire national de la CFDT et négociateur de l’ANI), Odile Renard (DRH France de Coca-Cola Europacific Partners) et Régis Blugeon (Directeur des affaires sociales et DRH du Groupe Saint-Gobain). Ils ont débattu des enjeux concrets liés à l’application de l’ANI : mobilité professionnelle, santé au travail, accompagnement individuel, fixation de la durée de départ, conditions de maintien en emploi, formation et dispositifs de reconversion.
Des visions contrastées sur les défis et opportunités du maintien en emploi des seniors
Un large consensus s’est dégagé parmi les intervenants sur plusieurs points clés, notamment sur le diagnostic partagé de la situation des seniors dans l’emploi. Les différentes interventions ont également permis de confronter l’ANI aux réalités des entreprises avec des pistes de réflexion intéressantes autour de cinq points.
1- Une approche personnalisée pour accompagner chaque collaborateur
Accompagner les collaborateurs dans leur évolution de carrière passer par leur offrir les clés pour mieux comprendre leurs acquis, leurs droits et leurs perspectives. Pour adopter une approche personnalisée, plutôt que de raisonner en termes d’âge, on pourrait aborder la question sous l’angle des annuités et des trajectoires professionnelles. La formation doit être intégrée tout au long de la carrière afin de favoriser l’adaptation aux évolutions du marché du travail. Ensuite, le temps de travail doit également être repensé avec davantage de flexibilité. Tout au long de la vie professionnelle, certains moments clés pourraient permettre d’acquérir des trimestres supplémentaires. Dans cette optique, il serait pertinent d’explorer des mécanismes permettant aux collaborateurs d’accumuler ces droits, notamment en transformant une partie de leur compte épargne temps en trimestres de retraite.
L’objectif est de leur donner les moyens de faire des choix éclairés, qu’il s’agisse de formation continue, de modulation du temps de travail ou encore de stratégies visant à prolonger leur employabilité. De nombreux salariés méconnaissent les dispositifs existants et leurs droits. Il est donc essentiel de mener des actions de sensibilisation et d’accompagnement pour leur permettre d’anticiper leur parcours professionnel et de prendre des décisions éclairées. La mise en place de bilans réguliers permettrait d’apporter cette visibilité et d’ajuster les trajectoires professionnelles en fonction des besoins et des aspirations.
2- Sécuriser les parcours de reconversion
Dans cette optique, il apparait nécessaire de sécuriser les parcours de reconversion. De nombreux salariés expriment des envies de changement en seconde partie de carrière, mais la période de transition entre deux contrats est souvent un moment de grande vulnérabilité. Plusieurs dimensions doivent être prises en compte pour assurer une transition harmonieuse et adaptée aux réalités professionnelles. Actuellement, les dispositifs d’accompagnement sont souvent uniformes, alors qu’il serait pertinent d’adopter des mesures spécifiques selon les profils et les métiers. Travailler sur ce point permettrait non seulement de mieux protéger les travailleurs, mais aussi de fluidifier le marché du travail.
3- Encadrer la santé au travail pour prévenir l’usure professionnelle
Des bilans de santé réguliers devraient être systématisés pour anticiper et prévenir l’usure professionnelle, santé au travail est en effet un enjeu majeur pour les salariés expérimentés. Le taux d’absentéisme, en hausse avec l’âge, illustre la nécessité d’une approche plus ciblée. Mieux anticiper les problématiques de santé et proposer des solutions adaptées pourrait faciliter le maintien en activité des salariés tout en préservant leur bien-être. Un ouvrier chef de ligne travaillant en horaires décalés, un commercial itinérant et un ingénieur en bureau n’ont pas les mêmes contraintes ni les mêmes besoins. Il est donc impératif de mettre en place des dispositifs adaptés aux différentes familles professionnelles. Le cadre de négociation doit offrir cette souplesse et permettre des ajustements spécifiques selon les réalités de chaque métier. Ce sujet doit être pleinement intégré aux discussions pour garantir des solutions justes et adaptées à tous.
4- Engagement des collaborateurs : retour sur la retraite progressive et le CDI senior
La question de la motivation et de l’engagement des collaborateurs est également essentielle. De nombreux travailleurs n’envisagent pas de prolonger leur carrière, non par manque de compétences, mais faute de perspectives adaptées. Il est donc indispensable de mettre en place des dispositifs permettant d’accompagner cet allongement, en tenant compte des aspirations individuelles et des conditions de travail. Et ce d’autant plus que le contexte professionnel évolue rapidement, avec des organisations de plus en plus matricielles, une digitalisation accrue et des outils collaboratifs qui transforment le quotidien des employés. Cette complexité peut générer des tensions, rendant plus difficile l’adaptation des travailleurs expérimentés. Un outil apparaît dans ce contexte sous-exploité : la retraite progressive. Actuellement, seuls 0,2 % des salariés en bénéficient, ce qui laisse entrevoir un fort potentiel d’amélioration. Il est possible d’aménager ce dispositif pour qu’il réponde mieux aux aspirations des travailleurs et permette une transition plus souple entre emploi et retraite. Mais pour les intervenants, les retraites progressives restent difficiles à mettre en œuvre, notamment dans des équipes de petite taille. Une adaptation par typologie de métier et une analyse préalable des organisations apparaissent indispensables pour répondre aux contraintes des entreprises.
Le contrat de valorisation de l’expérience (CDI senior) offre de son côté une meilleure visibilité sur l’âge de départ mais si les entreprises peuvent avoir besoin d’anticiper l’évolution de leurs effectifs, cela ne doit pas se faire au détriment des salariés. Un équilibre doit être trouvé, où l’engagement sur une date de départ repose sur un donnant-donnant : le salarié doit y trouver un intérêt, tandis que l’employeur doit respecter le cadre négocié.
5- Un changement de paradigme sur le travail
Enfin, un changement de paradigme s’impose. Aujourd’hui, l’allongement de la vie professionnelle est souvent perçu comme une contrainte, tant par les salariés que par les employeurs. Il est impératif de valoriser cet accès au travail prolongé en repensant les incitations, en adaptant les conditions de travail et en mettant en place des dispositifs qui bénéficient à la fois aux travailleurs et aux entreprises. Les préjugés persistent, aussi bien du côté des employeurs que des salariés et des organisations syndicales. Deux visions opposées coexistent : d’une part, le travail peut être une source d’usure, notamment lorsqu’il entraîne des problèmes de santé qui nécessitent des interventions précoces ; d’autre part, il représente aussi un levier de développement des compétences, favorisant un vieillissement actif et une poursuite de l’activité professionnelle dans de bonnes conditions. Il est donc primordial de ne pas considérer le travail uniquement sous son aspect négatif, mais d’identifier et d’accompagner les situations où l’usure professionnelle devient un frein. Il est essentiel de former les négociateurs dans les branches et les entreprises afin qu’ils puissent mieux prendre en compte ces réalités et lever les idées reçues qui freinent l’évolution des pratiques. Plutôt que de subir ces évolutions, il est temps d’en faire une opportunité pour construire des parcours professionnels plus flexibles et durables.
Un ANI ambitieux mais perfectible
L’ANI du 14 novembre 2024 représente une avancée majeure dans la structuration des politiques en faveur des seniors, mais il soulève encore des questions. Le compromis entre incitations et obligations est-il suffisant pour enrayer les difficultés des seniors à se maintenir en emploi ? Quelle sera la capacité des branches professionnelles à adapter ces mesures aux différents secteurs d’activité ? Enfin, la transposition législative garantira-t-elle une mise en œuvre effective et durable de ces engagements ?
Les débats ont également mis en lumière un enjeu démographique incontournable : les seniors vont inévitablement travailler plus longtemps. À ce titre, 10 % des seniors arrêtent leur activité pour raisons de santé, un chiffre qui grimpe à 32 % dans le BTP. Ce constat appelle une réflexion approfondie sur les dispositifs de prévention et d’accompagnement tout au long de la carrière.
Si cet ANI marque une volonté politique forte de repenser la place des seniors dans l’emploi, son succès dépendra largement des ajustements et adaptations qu’il suscitera à tous les niveaux, entreprises et branches. Il ouvre la voie à des négociations qui devront nécessairement intégrer les réalités du terrain et la diversité des parcours professionnels pour éviter qu’il ne reste qu’un texte d’intention.