Croiser les approches pour parvenir à caractériser les faits présumés
Maître Sandrine Losi, avocate associée au cabinet Capstan et spécialiste en droit social, intervient dans de nombreuses affaires de harcèlement, moral et sexuel, agissements sexistes et de discrimination en entreprise. Dans ce cadre et la conduite d’enquêtes administratives qu’il revient à l’employeur de conduire, les deux cabinets sont amenés à collaborer. L’enquête mobilise en effet plusieurs compétences, à la fois juridique, socio-organisationnelle et médicale, pour recueillir et qualifier les faits supposés de harcèlement. Rencontre avec Maître Sandrine Losi et Eric Molière, associé de Plein Sens, médiateur et expert en prévention des risques.
Que doit faire l’employeur face à une situation de harcèlement supposé ?
Me Losi : il est acquis que l’employeur ne peut rester inactif. Il doit investiguer. Cette investigation peut prendre plusieurs formes, selon les auteurs à l’origine du signalement (victime, témoin, élus, le médecin du travail ..), la nature du signalement et/ou son contenu. Si le signalement est effectué par un membre de la délégation du personnel au CSE, l’employeur doit alors procéder sans délai à une enquête avec le membre du CSE et prendre toutes les dispositions nécessaires pour remédier à la situation : l’enquête est dans ce cas obligatoire. Si à l’inverse le signalement est rapporté par tout autre canal, l’employeur est alors tenu de réagir dans les plus brefs délais et doit prendre les mesures les plus adaptées et proportionnées ; dans ce cas, l’enquête est recommandée, parfois prévue par un process interne mais pas légalement obligatoire.
À la suite de ce signalement, une pré-instruction est menée, soit en interne le plus souvent par la direction des ressources humaines, soit de façon externalisée. Dès ce moment, la victime présumée et le(s) témoin (s) potentiels bénéficient d’une protection. De son côté, suivant la gravité des faits déjà apportés à ce stade, il peut être décidé de suspendre à titre conservatoire le contrat de travail de la personne mise en cause le temps de l’enquête –ce qui pose toutefois le problème de son retour si finalement les faits ne sont pas avérés, ou suffisamment graves pour envisager la rupture de son contrat. Les différentes parties prenantes sont vues au cours d’entretiens afin d’obtenir des précisions sur les faits dénoncés. A l’issue, il est décidé si les faits signalés nécessitent ou pas le lancement d’une enquête.
« L’enjeu principal de l’enquête est de distinguer les faits et les ressentis. »
En quoi consiste cette enquête interne ? Qu’est-ce qui doit être investiguer ?
Eric Molière : l’enquête cherche à décrire un environnement de travail, des trajectoires professionnelles et des relations de travail. Elle va aussi viser à recueillir les faits le plus précisément possible, ainsi que les vécus et ressentis, pour finalement les confronter et produire une analyse de la situation. L’enjeu est d’aller au-delà de la relation subjective interpersonnelle entre deux individus et de parvenir à mettre les faits en perspective. C’est l’enjeu principal de l’enquête : distinguer les faits et les ressentis.
Comment procède-t-on ? Existe-t-il une méthodologie d’enquête ?
« L’objectif est de confronter les faits, pas les personnes. »
Eric Molière : il y a plusieurs étapes à l’enquête. Des premiers entretiens visent à recueillir les faits et à les confronter grâce au témoignage de ou des victime et auteur présumés. On élargit ensuite le périmètre en recueillant les témoignages des personnes indirectement impliquées, comme les témoins. Sont en revanche exclus la famille des personnes impliquées ainsi que les témoins « de deuxième main » et les personnels RH ou de santé au travail. L’objectif est de continuer à confronter les faits, et non les personnes. La dernière étape consiste à situer les témoins les uns par rapport aux autres, pour définir leurs relations avec la victime présumée et l’auteur présumé.
« Une enquête pour harcèlement est toujours un exercice autant éthique que méthodologique. »
Cette enquête est-elle encadrée aussi du point de vue éthique ?
Eric Molière : une enquête pour harcèlement est toujours un exercice autant éthique que méthodologique. Il faut à la fois rester impartial, être objectif, tout en maintenant une posture d’écoute et d’empathie et en garantissant la confidentialité des propos recueillis en entretien. L’enquête repose par ailleurs sur une mise en confiance et en responsabilité des personnes interrogées. Pour cela, il est important dans le déroulé de l’entretien de partir du général pour aller vers le particulier.
Comment se conclut l’enquête ?
Eric Molière : l’enquête donne finalement lieu à un rapport. Il doit comporter la mention des différentes étapes qui ont conduit à la réalisation de l’enquête, les comptes rendus ou PV des entretiens, et la qualification des faits et leurs analyses. Cette dernière partie précise si les faits sont avérés ou non, quelle est leur gravité, analyse les causes et explicite la décision.
Que se passe-t-il ensuite pour les victimes et les auteurs présumés ?
Eric Molière : si l’enquête conclut à l’existence de harcèlement ou de comportements inappropriés méritant sanctions, un signalement peut être fait aux autorités si l’acte est grave. Une sanction disciplinaire s’applique au salarié concerné, et la victime doit être accompagnée. Si à l’inverse le rapport conclut à l’absence de harcèlement, les salariés à l’origine du signalement ainsi que la victime présumée sont protégés, et un « contrat de progrès » doit être signé avec le N+1 et la DRH pour fixer des objectifs précis dans les changements de comportements attendus.
Comment l’employeur accompagne-t-il les personnes impliquées ?
« Le travail commence au moment de la remise du rapport d’enquête »
Eric Molière : l’accompagnement est fondamental, car même si le rapport conclut à l’absence de harcèlement il a tout de même été ressenti comme telle par la victime présumée. La médiation peut alors avoir une grande importance pour évoquer par exemple la question de l’autorité ou des relations hommes/femmes au travail. Même en cas de conclusion négative, le travail n’est donc pas fini. Au contraire, c’est là qu’il commence.
Comment évolue le cadre juridique autour des notions de harcèlement avec les changements des organisations du travail ? Le télétravail change-t-il la donne ?
« La situation sanitaire exceptionnelle a mis en lumière la situation de harcèlement moral à distance. »
Me Losi : la crise sanitaire avec ses périodes de confinement notamment a mis en lumière une forme plus inhabituelle de harcèlement ; celle du harcèlement moral à distance. La généralisation du télétravail du jour au lendemain dans des entreprises qui ne le pratiquait pas jusqu’alors notamment a généré des facteurs de risque supplémentaires. Ils sont liés notamment à l’impossibilité d’échanger en face à face et à la distanciation avec les collègues, à l’envoi d’emails incessants, à toute heure, etc. Une attention particulière doit être portée au contrôle de l’activité et à la charge de travail, au respect de la vie privée, et à l’isolement du salarié.
Comment est défini juridiquement le harcèlement moral ?
Me Losi : le harcèlement moral est défini de manière analogue dans le Code du Travail et dans le Code Pénal. Il s’agit d’agissements répétés et qui ont pour objet ou effet une dégradation potentielle ou effective des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits, à la dignité, à la santé physique ou mentale ou à l’avenir professionnel du salarié. Cette définition est plutôt large. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève du harcèlement moral ou non, de différencier le harcèlement de comportements, actes, et/ou propos relevant du pouvoir normal de direction. De même, les situations de tensions, conflits ou stress professionnel peuvent être vécues comme du harcèlement sans nécessairement le constituer. Il y a donc un enjeu d’équilibre à trouver dans cette définition. Le harcèlement moral est un délit passible de sanctions pénales.
« Le harcèlement managérial individuel peut caractériser un harcèlement moral.»
Quels sont les principaux types de harcèlement moral ?
Me Losi : le harcèlement managérial individuel peut caractériser un harcèlement moral. Il est le plus fréquent. Il est alors le fait d’une personne, qui le plus souvent s’ignore harceleuse. C’est le cas par exemple si l’essentiel des fonctions et responsabilités sont retirées à un salarié sans justification objective, s’il est stigmatisé devant ses collègues. Ou si à l’inverse si l’employeur impose une surcharge de travail avec la fixation d’échéances irréalisables non justifiées, avec des directives contradictoires et déstabilisantes, ou une attitude méprisante.
A noter, même si ces pratiques concernent l’ensemble du personnel, il suffit qu’une seule personne le ressente comme du harcèlement pour que cela soit considéré comme tel.
On a vu apparaître récemment en jurisprudence, la notion de harcèlement moral institutionnel. Dans ce cas, le harcèlement moral a ses racines dans l’organisation du travail, dans les formes imposées de management. Les moyens /process choisis et mis en place par l’employeur pour atteindre les objectifs fixés entraînent alors des situations en cascade de harcèlement moral.
Quelle est la définition juridique du harcèlement sexuel en France ?
Me Losi : le harcèlement sexuel est défini de façon harmonisée dans le Code du Travail et dans le Code Pénal. Deux types de harcèlement sexuel sont à distinguer.
Dans un cas, il y a les faits de harcèlement sexuel à proprement dits, constitués de propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à la dignité en raison de leur caractère humiliant ou dégradant, soit créent une situation intimidante, hostile ou offensante. Cette situation se caractérise également par l’absence de consentement de la personne destinataire des propos ou comportements. Il peut par exemple s’agir de plaisanteries obscènes, de remarques déplacées sur le physique ou la tenue vestimentaire, ou encore de contacts physiques non désirés.
Le second type de harcèlement sexuel se rapporte davantage aux faits assimilés à du harcèlement sexuel. Dans cette configuration, les faits peuvent être répétés ou isolés mais dans tous les cas une forme de pression grave s’exerce dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, qu’il soit recherché au profit de l’auteur ou d’un tiers. En pratique, il peut s’agir d’une forme d’abus de position hiérarchique, de chantage à la promotion ou au licenciement, ou bien de menaces sur les conditions de travail. C’est ici l’intention exprimée ou suggérée qui est déterminante pour créer le fait de harcèlement sexuel.
Il faut noter que ces deux types de harcèlement sexuel constituent des délits susceptibles d’être sanctionnés pénalement.
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