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Comment faire en sorte que la semaine de 4 jours soit plus qu’un slogan à la mode ?

Aller sur le terrain fait naturellement et pleinement partie de l’intervention. Qu’il s’agisse de conduire une étude métier, un diagnostic sur les conditions de travail, ou encore une enquête de climat social, cet accès privilégié au réel du travail est un espace-temps unique qui s’ouvre et permettra de nourrir les réflexions à conduire, les orientations, les décisions à prendre. Quelle place lui donner  ? Comment l’aborder  ? Comment lui être fidèle et en rendre compte avec justesse, en lui donnant toute sa résonance ? La philosophie et la place nouvelle qu’elle donne au terrain est une occasion d’interpeller nos façons d’intervenir, de raisonner le terrain.

Un terrain peut-il être philosophique ? 

Un terrain est d’étude, d’expérience, de recherche mais peut-il être matière à philosopher ?  

La philosophie s’est, bien sûr, toujours inspirée des expériences vécues, en particulier les pensées empiristes qui font de l’expérience sensible la source des connaissances. Et les philosophes se nourrissent inévitablement de leurs expériences propres pour penser. Néanmoins, la philosophie s’est surtout construite de manière théorique, érigeant des systèmes de pensée qui se font écho et visent à rendre compte de façons d’appréhender le réel. À l’inverse des sociologues, anthropologues, géographes, etc. qui pensent principalement à partir du terrain, les philosophes ne sont pas des habitués du terrain. 

Pourtant de nouveaux travaux de terrain en philosophie voient le jour qui questionnent la façon de faire du terrain. L’équipement méthodologique n’étant pas vraiment stabilisé, des pratiques émergent avec les questions qui les accompagnent. Elles interrogent aussi notre façon d’intervenir en tant que consultant(e). 

Être pragmatiste ? 

Pour les pragmatistes, et pour John Dewey en particulier, les enquêtes de terrain sont le moyen d’élaborer de nouveaux savoirs en démêlant, de manière ordinaire et rigoureuse, les difficultés auxquelles on s’affronte dans nos expériences individuelles et collectives. Pour lui, « La conception fondamentale de l’enquête [est la] détermination d’une situation indéterminée ». Ce n’est pas un savoir ou une expertise que l’on possède a priori qui rend possible cette élucidation mais la façon d’appréhender la situation, la méthode et les conditions de réalisation de l’enquête qui importent. 

La pensée pragmatiste nous invite aussi à renoncer aux formes de pensées systématisantes, celles qui tendent à modéliser de façon surplombante toute la complexité des réalités organisationnelles, techniques, sociales, etc. Elle propose d’échapper aux approches rationalisantes qui normalisent le réel à l’aune d’un système de pensée dans lequel celui-ci doit rentrer. 

Il s’agit au contraire de partir du réel pour penser, de s’autoriser aussi à construire une réflexion à partir de situations singulières, sans forcément y chercher des lois, normes, enseignements généraux, … 

Être pragmatiste, c’est aussi être convaincu que la méthode ne peut exister a priori, que son élaboration fait partie du travail de terrain. Elle évolue au fil de l’enquête et ne se consolide qu’au fur et à mesure qu’elle fait ses preuves – dans le sens où elle les produit pour nourrir l’enquête, et dans le sens où elle prouve sa validité en tant que méthode. Elle ne doit pas déterminer l’enquête, c’est l’enquête qui la détermine. Ou dit autrement, pour les pragmatistes, la méthode ne précède pas l’intervention. Il faut savoir se laisser se saisir par le trouble – également au sens anglophone de problème – pour mieux le penser et trouver comment le résorber. 

Le terrain pour s’informer ou pour produire des connaissances situées ? 

L’intervenant(e) se voudrait souvent aussi neutre que possible et veille avec soin à ne pas influencer les personnes rencontrées. Il ou elle voudrait pouvoir extraire du terrain une analyse objective et en rendre compte le plus parfaitement possible. S’informer et relayer, rigoureusement. 

À l’inverse, avec les connaissances situées, conceptualisées par Donna Haraway – au départ sur des questions liées aux pensées féministes et décoloniales-, les philosophes et, plus largement, les chercheurs questionnent cette objectivité et invitent à expliciter la position à partir de laquelle l’enquête est réalisée. Le simple fait d’intervenir modifie le terrain, ce qu’on l’on représente en tant qu’intervenant.e l’influence aussi. 

Être fidèle au terrain, c’est considérer que la situation créée pour l’intervention n’est pas neutre dans la façon dont sont produits les discours des personnes consultées. Les intervenant.e.s s’impliquent subjectivement dans l’intervention, et ne sont jamais extérieur.e.s à ce qu’ils ou elles y cherchent. Le fait d’en avoir conscience et de l’intégrer à la méthode, puis à l’analyse permet de produire des connaissances qui rendent compte avec plus de justesse du terrain. 

Le terrain pour élargir le champ du visible 

Enquêter, c’est aussi faire en sorte de rendre visible ou de laisser enfoui. Selon la méthode choisie ou construite, selon la mise en forme des matériaux recueillis, l’intervenant(e) agit sur ce que Foucault appelle les régimes de visibilité. 

Un expert veillera à adopter la méthode qui lui permettra de collecter les informations dont il ou elle a besoin pour se faire un avis et d’étayer rationnellement son analyse. Ce faisant, il ou elle invisibilise d’autres façons d’appréhender et d’étudier cette même situation qui pourraient se révéler tout aussi judicieuses.  

Or un terrain est peut-être avant tout l’occasion de croiser des régimes de visibilité différents en leur offrant un espace-temps pour s’exprimer, notamment quand ils sont portés par celles et ceux qui sont sur le terrain. C’est en veillant à ce que les visions les plus fragiles puissent aussi émerger que l’on peut élargir le champ du visible et construire des projets plus inclusifs et pertinents. 

 

Publié le
6 février 2024
Auteur
Pierre-Guillaume Ferré
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