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Pourquoi le facteur humain est-il la clé de réussite des politiques de réindustrialisation ?

Réaliser 65% de productivité en 5 ans en remplaçant les travailleurs par des robots dans les usines ? C’est le scénario de la réindustrialisation proposé par une étude du cabinet Roland Berger, dévoilée par Les Echos, en décembre 2023.

Après plus de vingt ans passés à accompagner, pour Plein Sens, des industriels à élaborer et pérenniser un modèle de productivité durable, j’ai la conviction que le facteur humain demeure un des premiers leviers pour réussir des progrès industriels et les projets de réindustrialisation.

Mais la proposition est à prendre au sérieux.

Forcément, à première vue, c’est alléchant : pas de salariés, pas d’instances de représentation du personnel, moins de souci de partage de la valeur. De quoi faire rêver n’importe quel investisseur qui verrait maximiser son investissement avec un coût de production amputé d’une grande partie du coût du travail.

Une telle proposition serait a priori techniquement largement envisageable, voire inévitable pour réussir. Ce serait pour certains segments industriels la voie à davantage de flexibilité et, de ce fait, une amélioration du service client à court et moyen terme. Des systèmes automatisés et davantage adaptatifs grâce à l’IA permettraient également de soulager l’humain de tâches pénibles, ce que l’on observe déjà. Au fond, dans ce scénario, ne serait-on pas face à un néo-Fordisme protecteur du capital et de l’intégrité physique des ouvriers qui n’auraient même plus vocation à exister ?

En contre-point à cela, la proposition (géo-)politique de la réindustrialisation de l’Europe, en vue d’un meilleur rendement social doit, elle aussi, être mise sur la table. Ainsi, la relocalisation doit être pensée avant tout comme un projet commun afin de revaloriser le travail dans l’industrie et de « refabriquer de la société » à travers l’emploi retrouvé et des collectifs de travail ressoudés sur les territoires.

Dans cette perspective, quel dommage de supprimer le travail humain ou de le limiter à l’action des seuls superviseurs comme dans l’usine automatisée promise ! Notons d’ailleurs que le travail de ces derniers serait alors constitué des tâches que la machine ne saurait ni faire, ni apprendre ; un travail que l’on sait aussi plus morcelé, de moins en moins qualifié et de plus en plus pénible.

Au-delà de l’aspiration politique d’une Europe et d’une France réindustrialisées, on est en droit de se demander : pourrait-on véritablement et concrètement se passer des humains avec les défis de performance qui nous attendent ?

Aujourd’hui, pour un certain nombre de challenges industriels, ce n’est pas possible et c’est même totalement inadapté. Dans la plupart des cas où l’industrie génère le plus de valeur ajoutée, avec de fortes marges à long terme, il faut de l’humain, et a fortiori du travail humain collectif, en mode projet, en réseau, etc.

Partons d’abord de notre expérience, chez Plein Sens : nous avons, par exemple, accompagné un grand groupe à transformer un site de 1 000 personnes. L’entreprise avait décidé de monter en gamme, or dans son fonctionnement, la moitié de l’usine était en moyens automatisés et l’autre en moyens « manuels ». La tentation de l’automatisme était forte pour assurer la transformation mais ce sont les moyens manuels qui se sont avérés économiquement les plus rentables et les plus formateurs pour atteindre un procédé cible beaucoup plus complexe et performant. D’autres exemples de ce type ne manquent pas. Et ce phénomène s’amplifie.

Sous la pression des défis de décarbonation et d’une économie plus circulaire, avec de fortes contraintes énergétiques et de sourcing des matières premières, les industries sont aujourd’hui mises au défi de devoir être en « industrialisation » permanente de nouveaux produits ou de nouveaux procédés, dans un processus d’innovation continue pour répondre aux attentes des clients et des autorités.

Ces adaptations techniques requièrent des opérateurs, des ingénieurs, des managers. Dans ces modèles, les automates et les intelligences artificielles seront loin d’être absentes mais agiront de concert avec les humains. La difficulté résidera certainement dans l’adaptation permanente des compétences. A ce titre, je ne pense pas que le facteur humain sera plus simple à gérer, mais je ne pense pas non plus que la simplification soit un concept de management totalement à la hauteur des enjeux actuels.

Les filières véliques et hydrogènes sont, à ce titre, des exemples éloquents. Dans ce reportage de France Culture sur les laboratoires d’Elogen, on apprend que la production de dihydrogène vert nécessite le travail d’une centaine d’ingénieurs, de chercheurs et de doctorants en chimie, mécanique et micro-électronique. Dans un faire, défaire et refaire permanent, disons-le enthousiasmant.

Il faudra s’y résoudre mais aussi s’en réjouir : ces organisations nécessiteront non seulement de l’humain, mais encore plus de dialogue professionnel, managérial, mais aussi social. Elles appelleront des chocs de gouvernance et une réinvention de la discussion avec les parties prenantes. Ce sera souvent le meilleur investissement et c’est précisément ce que nous faisons à Plein Sens.

Etienne Forcioli Conti, Président-Fondateur de Plein Sens