Débats

Réconcilier Entreprise et Bien commun : le modèle de la société à mission

En débat : les origines et les effets de l’adoption de la qualité de société à mission sur l’entreprise.

La société à mission est un dispositif de la loi PACTE de 2019, qui permet aux entreprises qui le souhaitent d’affirmer une raison d’être, de la décliner en objectifs opérationnels et d’inscrire le tout dans leurs statuts. Cette raison d’être traduit les principes dont l’entreprise se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité (C. civ., art. 1835). Autrement dit, cette innovation juridique vise à concilier la recherche de la performance économique avec la contribution à l’intérêt général, l’entreprise exprime ainsi sa contribution à la Société. 

Quels sont les intérêts pour l’entreprise d’adopter cette qualité ? Est-ce qu’il y a des avantages fiscaux ? Et dans ce cas quelles garanties que l’entreprise poursuive sa mission ?  

« L’idée que le passage en société à mission devrait donner lieu à des avantages fiscaux vient de la compréhension de l’entreprise comme objet de maximisation du profit. Il ne s’agit pas de dire qu’on va gagner plus ou moins mais de réfléchir à ce qu’on souhaite produire, ce qui dépasse l’idée qu’on doit produire dans une optique de court terme »

Samantha Ragot, Docteure de l’école des Mines Paris-PSL

« Pour garantir que l’entreprise poursuit sa mission, une évaluation est imposée aux sociétés à mission. Cependant, l‘évaluation via indicateurs de performance ne permet pas de s’assurer que la mission est poursuivie. Le cas d’Orpéa1 montre que ce type d’évaluation n’est pas un gage suffisant. Si les organismes tiers indépendants (auditeurs externes) et les comités de mission (chargés du suivi de la mission dans l’entreprise) ne discutent que de chiffres et pas de l’activité réelle, alors il est probable que ce type d’évaluation soit vain. Et qu’on n’exploite pas tout le potentiel des comités de mission. »

François Cueille, Doctorant au sein du cabinet Plein Sens

Dans ce cas, quel type d’évaluation imaginer pour la société à mission ? 

« Tout l’enjeu c’est d’imaginer une méthode d’évaluation qui soit efficace et compétitive en termes de prix. En tant qu’évaluateur externe, si on veut s’intéresser à l’activité de l’entreprise, on n’a pas les moyens de faire des dizaines d’entretiens. Là où des concurrents sont plus rapides et moins chers en se focalisant surtout sur des indicateurs de performance. Mais ce type d’évaluation n’est pas nécessairement plus pertinent. L’hypothèse c’est qu’on devrait pouvoir s’intéresser seulement à ce qui se passe dans le comité de mission, à son travail, à ses liens avec l’entreprise, à comment est-ce que ce comité identifie les tensions entre l’activité de l’entreprise et le « futur désirable » qu’elle entend défendre. »

François Cueille

Qu’est ce qui explique l’émergence de la société à mission aujourd’hui ? Et est-ce que ça peut être vu comme un cheval de Troie pour demain privatiser de nouveaux services publics ?  

« La loi sur société à mission découle du rapport Notat-Senard de 2018, elle s’inscrit dans une tradition sociale-démocrate qui vise à proposer un capitalisme responsable en réponse aux crises qui émergent. Ce statut n’est pas que français, il existe en Italie, aux États-Unis sous d’autres formes. » 

Aurélie Ghemouri, Associée du cabinet Plein Sens

« Dans ma thèse je me suis interrogée sur ce que pourrait être la mission d’une entreprise de service public. Ce qu’on défend c’est que l’entreprise de service publique a pour rôle de définir les services publics de demain car c’est la seule qui est en mesure d’identifier les interdépendances qui apparaissent, de rendre des comptes sur les fractures sociales, etc. Les actifs qui lui sont propres, hérités de son statut d’administration publics, lui permettent de pointer là où il faut innover. Peu importe que l’entreprise soit publique ou privée, la mission de l’entreprise demeure. On a toujours associé la poursuite de l’intérêt général au public, en disant que le privé est au service de l’intérêt particulier. On essaie, avec ce cadre-là, de faire sauter cette distinction. L’entreprise est un régime d’innovation qui a hérité d’une gouvernance inadaptée à ce qu’elle essayait de faire. On a fait de l’entreprise une sorte de boite noire qui produit quelque chose et qu’il faudrait responsabilisée. L’entreprise telle qu’elle nait au 19ème siècle avait un intérêt général donc les deux ne sont pas incompatibles.«  

Samantha Ragot

Vous avez parlé de régime d’innovation, pourriez-vous préciser ce concept ?  

« Les travaux qui ont eu lieu au CGS (centre de gestion scientifique de l’école des Mines) sur l’histoire de l’Entreprise montrent qu’au milieu du dix-neuvième siècle on voit apparaître de nouveaux types d’organisation qui ne sont plus seulement là pour produire en masse (ce qu’on savait déjà faire) mais qui s’organisent pour produire des objets nouveaux. Ce qui implique le recours à des capitaux : les plus nantis investissaient de l’argent sans savoir s’ils allaient le récupérer par la suite, il y avait cette croyance dans le Progrès qui animait beaucoup la création d’entreprises. Les entreprises devaient se déclarer à l’État, elle devait prouver qu’elles allaient servir l’intérêt général avec leurs innovations sinon elles ne se voyaient pas délivrer d’autorisation. Ce qui se jouait là c’était vraiment cette recherche d’innovations de rupture : comment est-ce qu’on fait pour développer de nouveaux moyens de mobilité, des nouveaux moyens de communication, etc. Ces innovations et donc ces entreprises ont vraiment façonné le 20e siècle. A aucun moment le Droit a essayé de capter les mécanismes à l’œuvre et ce régime d’innovation jusqu’à la loi sur la société à mission.«  

Samantha Ragot

Est-ce qu’on est-ce que ce n’est pas idéologique de dire que l’entreprise est un régime d’innovation alors que finalement c’est une place qu’on se donne dans une économie de l’innovation (investie par les associations, les universités) qui dépasse le cadre de l’entreprise à mission ?  

« La question de l’innovation dépasse les frontières juridiques de ce qu’on appelle aujourd’hui l’entreprise. Il y a beaucoup d’entreprises privées qui nouent des partenariats avec des acteurs associatifs ou universitaires. Dans le cas de la Poste, ce que l’entreprise produit aujourd’hui en termes d’innovations sociales, elle le fait avec des partenaires de l’économie sociale et solidaire qui participent à ce régime d’innovation. Ce n’est pas l’entreprise, qui par magie, vient produire des innovations. » 

Samantha Ragot

« La société à mission, c’est une réponse juridique à quelque chose qui n’existait pas du point de vue du Droit, c’est aussi une réponse pour dire que l’entreprise n’est pas en dehors de la Société. L’entreprise ne se réduit pas à la société avec un « s » minuscule, c’est bien quelque chose qui noue des partenariats qui bénéficie de systèmes d’action qui la dépasse et il faut pouvoir poser le fait quelle doit rendre des comptes par sa mission au-delà de simplement la recherche du profit. »

Aurélie Ghemouri

« La société à mission a une double perspective, à la fois techno-solutionniste : l’entreprise qui est le héros du Progrès va permettre d’imaginer de nouvelles technologies afin de poursuivre cette dynamique de croissance infinie malgré les crises. Mais elle soulève aussi une problématique morale, elle pose la question de ce qu’on réalise ensemble, comment on modifie la matière, ce qui fait Commun et où doit s’arrêter notre impact sur le monde. On a une forme d’extension du domaine des valeurs au domaine du marché. »

François Cueille

« Cette question des valeurs a toujours existé, faire croire que l’entreprise n’est pas un objet politique c’est déjà faire preuve de politique. Quand la société du Mont Pèlerin affirmait que l’entreprise ne devait rechercher que le profit, ses membres agissaient en activistes politiques. »

Aurélie Ghemouri