délégué général de la Fondation Abbé Pierre
En plein Grand débat, au printemps 2019, Plein Sens a reçu Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre pour échanger avec lui sur les causes et les effets de ce mouvement et plus largement, des nouvelles formes de conflictualité.
Pour les plus jeunes, l’Abbé Pierre et son action ne sont pas toujours connus, pouvez-vous nous rappeler ce qui caractérise votre fondation ?
Christophe Robert : L’Abbé Pierre a fait naître un mouvement très varié qui comprend notamment les compagnons Emmaüs, Emmaüs Habitat ou la fondation Abbé Pierre. La fondation Abbé Pierre en elle-même est née en 1988 du constat qu’il fallait pouvoir offrir un cadre juridique sécurisé pour gérer les dons que nous recevions afin de les dédier à des actions de lutte contre le mal-logement. Aujourd’hui, la fondation Abbé Pierre, c’est 250 000 donateurs réguliers (souvent modestes), 150 salariés, 200 bénévoles et 46 millions d’euros de budget dont 2% seulement proviennent de subventions publiques. L’action de la fondation repose sur 2 piliers : aider à sortir du mal logement en finançant des projets portés par des associations, notamment de construction de nouveaux logements à bas loyers, de création de lieux d’accueil pour les sans domicile, de permanences d’accès aux droits… et un second pilier d’analyse et d’évaluation des politiques publiques pour proposer ou expérimenter des alternatives. La fondation Abbé Pierre a aussi pour ambition de redonner du pouvoir d’agir aux plus démunis, par exemple dans les quartiers populaires.
Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, de nombreuses analyses se sont fait entendre ; ici serait en cause la crise des corps intermédiaires ou l’impossibilité d’accéder au progrès ou encore une diminution du reste à vivre pour une partie de la population. Vous avez été écouté par le Président de la République sur ce sujet, que retenez-vous de la situation ?
Tout d’abord, je n’ai pas été réellement surpris par ce mouvement ni par les raisons de la colère qui s’exprime, par sa virulence en revanche, oui. On parle de 4 millions de mal-logés en France mais à côté ce sont 12 millions de personnes qui sont en situation de fragilité soit parce que leur logement est dégradé ou parce qu’ils sont en situation de précarité énergétique. Il faut rendre visibles ces deux réalités et leur apporter des réponses, peut-être de natures différentes, mais des réponses quand même. C’est la même chose en ce qui concerne la pauvreté et la précarité. On compte près de 9 millions de pauvres, au sens monétaire, mais au-delà, tout un pan de la population, sans être pauvre, vit en situation de fragilité, a du mal à boucler les fins de mois et a le sentiment de ne pouvoir participer au progrès, au développement. Or les 12 millions de personnes fragilisées dans le domaine du logement, comme les personnes qui ont un emploi mais n’en sont pas moins en difficultés socioéconomiques, sont peu dans le viseur de l’action publique et des priorités de la puissance publique. Il me semble que le mouvement des gilets jaunes, c’est notamment la volonté de la mise en visibilité de ce malaise pour ceux qui sont à la frontière de la pauvreté ou du mal-logement. Et d’ailleurs, au final, ce mouvement parle peu et reflète peu les situations de grande pauvreté ou de mal-logement. Au passage, il faut bien reconnaître que lorsque vous êtes occupés à survivre vous avez d’autres préoccupations que de remplir un cahier de doléances ou de réfléchir à la proposition que vous ferez pour le « grand débat national ». D’ailleurs, le risque c’est que cette séquence de mobilisation sociale conduise in fine à opposer ces 2 catégories de populations et que les mesures qui seront prises pour y répondre se focalisent sur les « fragiles » et laissent de côté les plus en difficultés.
Pourtant, il semble qu’une partie de la classe politique savait, voire utilisait ce malaise, notamment aux extrêmes ?
Oui effectivement. Mais en termes d’action publique et de réponses concrètes aux personnes, c’est moins le cas. Tout résonne comme si nous arrivions au bout de la défiance vis-à-vis des élites et des responsables politiques, considérés comme n’étant pas en capacité de comprendre ce que vit une partie de la population. Le Premier Ministre dit, en se référant au mouvement social actuel, « qu’on ne peut plus faire comme avant », il a raison. Il y a un réel décrochage de nos élites et responsables politiques nationaux qui ne mesurent pas ce que cela signifie que de vivre ou survivre avec 500 € par mois lorsque l’on est bénéficiaire du RSA ou même avec 2 400 euros nets par mois lorsque l’on est un couple avec 2 enfants avec 2 emplois payés au Smic. Dès lors, les réponses apportées apparaissent décalées par rapport à ces réalités et besoins (par exemple la baisse des APL, la désindexation des pensions de retraite et des allocations familiales ou encore la hausse de la CSG non compensée pour les retraités). Sans parler du sentiment d’injustice et du « 2 poids 2 mesures » quand simultanément il est question de supprimer l’ISF, d’établir le prélèvement forfaitaire unique ou de déployer le CICE sans réelles contreparties. Ces choix sont évidemment perçus comme venant renforcer dangereusement un sentiment d’injustice, sociale et fiscale, qui était déjà très présent. Il en va de même sur la question des services publics de proximité, qui a pour conséquence de diminuer le consentement à l’impôt : « pourquoi payer l’impôt si je n’ai plus de service public à côté de chez moi et si 50% du patrimoine de la nation est concentré dans les mains de 10% de la population » !
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Jean-Christophe Milhet / Hans Lucas.
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Est-ce que cela ne réinterroge pas le rôle des élus locaux qui eux sont en prise directe avec leur territoire ?
Oui. La question du logement est emblématique de l’importance d’écouter les acteurs locaux. En France nous n’avons pas eu de mouvement social sur la question du mal-logement ou du logement trop cher comme cela a été le cas à Berlin ou en Espagne. Pourtant les maires témoignent dans leur permanence de l’importance de cette question et des difficultés sociales qu’elles suscitent. C’est une erreur de diagnostic et de méthode que de ne pas intégrer la question du logement dans la question sociale et du pouvoir d’achat, alors que c’est devenu le premier poste de dépenses des ménages. Certains promoteurs immobiliers comme des représentants du monde bancaire disent d’ailleurs la même chose que nous ou que les maires à ce sujet, conscients de l’écart entre la capacité financière des ménages et le coût du logement qui ne cesse d’augmenter. Là aussi, nous sommes confrontés à un décalage majeur entre la politique publique et la réalité du terrain et ce que vivent nos concitoyens.
Comme vient de le rappeler la CFDT, les ronds-points ont également montré le besoin de collectif, pourtant c’est la première crise sans les corps intermédiaires. Comment maintenir une pression collective dès lors et comment négocier des réponses structurelles ?
Ce dont on souffre politiquement c’est le sentiment d’incapacité à agir. Sur quoi et comment ai-je la capacité et le pouvoir agir ? La question qui se pose c’est comment on peut transformer les choses alors que l’on se trouve dans un espace mondialisé et que l’Etat semble de plus en plus éloigné des préoccupations quotidiennes des individus. On commence à entrevoir une réponse avec les métropoles qui sont sans doute une bonne échelle pour penser une partie des solutions. Il faut contractualiser, engager les territoires et investir ces espaces pour agir à l’échelle d’un bassin d’emploi. Ce qui suppose aussi d’instaurer l’élection au suffrage universel direct à ce niveau d’intervention. L’État lui doit pouvoir continuer à imposer un modèle de redistributions financières et fiscale permettant de lutter contre les inégalités sociales, économiques et territoriales et porter une vision de la protection sociale. Le risque du moment c’est une partie du peuple qui défend ses intérêts parce qu’il est en difficulté et des politiques qui entretiennent ce clivage. Il faut impérativement recréer une communauté de destins.
Ne devrait-on pas également regarder du côté des causes techniques, la façon dont non seulement les aides sont réparties mais dont elles sont délivrées : comment est décidé l’accès à un prêt par exemple ?
À nouvelles urgences, nouvelles exigences.
C’est vrai on est arrivé à une telle complexité sur certains sujets, qu’il y a des hors-jeu et des non hors-jeu. Mais avant de parler technique, on peut également aborder la question de la médiation. Qui va aider qui à faire quoi. La fondation a beaucoup investi sur cet enjeu de l’accès aux droits, de la médiation… J’espère que cette question trouvera des réponses dans les propositions qui découleront du grand débat.
Pour la première fois vous vous réunissez avec 19 autres acteurs engagés autour d’un pacte, qui exhorte le gouvernement, les employeurs, les élus autour de ces propositions. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rapprocher ? Est-ce une nouvelle façon de faire de la politique ?
Il faut retrouver une vitalité démocratique et les enjeux sociaux et écologiques sont interdépendants. Ceux qui sont en situation de précarité économique sont par exemple ceux qui souffrent le plus de la précarité énergétique. L’idée est également de proposer une issue aux différents mouvements sociaux et s’opposer au risque de voir se développer une société dans un rapport dual entre l’exécutif et le peuple. Ce pacte partage aussi l’idée de sortir des politiques de court terme pour traiter des sujets aussi déterminants que l’écologie, la lutte contre la pauvreté et la vitalité démocratique. L’UNSA mentionne à juste titre que nous avons déjà initié des propositions en commun. Les organisations signataires partagent depuis longtemps une vision de la transformation sociale et une inquiétude sur la manière dont certains pays évoluent en Europe ou ailleurs. La prochaine étape c’est transformer en actions concrètes ces propositions.
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